La pensée socialiste de la fin de ce siècle ne se reconnaît ni dans le socialisme fossile ni dans le socialisme de la table rase. Il y a ce qui dure : quelles que soient les apparences changeantes, l’affrontement entre le capital et le travail continue de commander notre devenir historique. La longue démarche de l’humanité a toujours tendu, à travers des structures économiques différentes, à briser l’exploitation de l’homme par l’homme. Depuis le début de l’ère industrielle, il a fallu assurer l’organisation des travailleurs contre les modernes seigneurs qui, grâce à l’accumulation du capital, sont devenus les maîtres des moyens de production et d’échange. Le plus frappant, dans ce processus, est peut-être de voir avec quelle justesse un petit nombre de théoriciens et de militants, écrasés et moqués, réduits à la misère, ont su l’annoncer. La seule réponse au monde industriel, depuis cent cinquante ans, ce sont les socialistes qui la donnent, et nous avons le droit de nous en émerveiller. […]

Du côté du capital, je retiendrai trois points qui me paraissent essentiels. D’abord, la super-concentration qui permet à quelques sociétés multinationales de disposer d’un pouvoir infiniment plus étendu que n’importe quelle puissance politique dans le monde. Le profit étant une ponction sur le prix du travail et la croissance du capitalisme dépendant de l’augmentation du pouvoir d’achat des masses, on approche peu à peu d’une situation de rupture. C’est une première contradiction. J’en vois une seconde, non moins fondamentale, dans la bataille pour les matières premières : les plus grandes puissances capitalistes doivent aujourd’hui aligner leurs stratégies sur la révolte du tiers-monde, c’est-à-dire de ces centaines de millions d’hommes et de femmes qui sont en même temps producteurs et consommateurs et qui lancent contre elles le défi de leur pauvreté et de leur intelligence. Enfin, le gaspillage des ressources mondiales, la croissance pour la croissance mettent en péril l’humanité. Les socialistes ne peuvent nier la nécessité de l’abondance. Chacun constate pourtant qu’au moment où la science et la technique multiplient les richesses, le fossé se creuse entre le plus riche et le plus pauvre, entre les individus, les régions, les pays, et que le capitalisme n’a pas su dominer son propre développement. Si nous voulons empêcher l’irrémédiable déchirement, il nous appartient de montrer que la croissance peut être maîtrisée.

Le gaspillage des ressources mondiales, la croissance pour la croissance mettent en péril l’humanité

Du côté du travail, les méthodes de combat, les structures intérieures ont, elles aussi, changé. Notre devoir fondamental, aujourd’hui comme hier, est de nous adresser à l’ensemble des travailleurs, à commencer par ceux dont on ne parle jamais hors d’ici : les travailleurs immigrés, les femmes, qui forment la plus grande partie du sous-prolétariat, les personnes isolées de la production, qui ne bénéficient d’aucune garantie. Mais nous n’avons pas non plus le droit d’oublier cette foule de gens qui n’appartiennent pas au monde des travailleurs, qui, dans le passé, ont le plus souvent rejoint les exploiteurs jusqu’à faire le lit du fascisme, mais qui, à présent, se retrouvent soumis au même monde dur, égoïste, insensible, celui des possédants. Nous devons leur tendre la main pour les aider à franchir l’étape historique actuelle et pour que se développe avec eux un véritable front de classe. Tant que le socialisme ne l’aura pas emporté, la lutte des classes subsistera. Il faut beaucoup insister là-dessus, car on rencontre, ici ou là, et parfois dans nos propres textes, des formules idéalistes qui supposent le problème résolu. Le problème ne sera résolu que lorsqu’un pouvoir socialiste aura mis un terme au pouvoir des exploiteurs.

Tant que le socialisme ne l’aura pas emporté, la lutte des classes subsistera

Cela suppose une stratégie. Dans un certain nombre de pays, les conditions inhérentes au sous-développement ont dévié le socialisme de ses véritables objectifs, en l’étouffant sous la centralisation et la bureaucratie. Le socialisme ne sera celui auquel nous pensons que si l’organisation collective permet à chacun de devenir davantage lui-même, que si, par l’information et les techniques de contrôle du pouvoir, elle lui fournit les moyens d’apprécier ce qui convient aussi bien à son bonheur personnel qu’à l’harmonie de la collectivité. C’est le refus d’un socialisme distributeur de pénurie, et donc à base de contrainte, qui, sous la poussée de divers courants et grâce à la réflexion de quelques-uns d’entre nous, a conduit à rechercher les moyens d’échapper à nos propres démons et d’imaginer de nouvelles structures de pouvoirs.

Certains pensent que le courant autogestionnaire s’oppose, sur tous les points, au courant traditionnel du socialisme. Je ne me rangerai pas parmi eux. L’autogestion, à mes yeux, ne contredit pas nos analyses fondamentales, elle en est le prolongement. Si nous voulons préserver les chances du socialisme, il faut maintenant développer, aussi bien dans la cité que dans l’entreprise – avec cette force formidable de contagion qu’une expérience française aura à l’ouest, et peut-être aussi à l’est de l’Europe – la démarche qui vise à rendre l’individu responsable de son propre destin, sans jamais perdre de vue que, isolé, il lui faudra encore longtemps pour être maître de lui-même et que, si l’on refuse de déléguer, tout cependant doit être ordonné. 

 

Discours aux Assises du socialisme, Paris, le 12 octobre 1974

Vous avez aimé ? Partagez-le !