Êtes-vous un utilisateur de Facebook ?

Non. Je n’ai jamais voulu aller sur Facebook, bien qu’il existe des pages Facebook à mon nom qui ne sont pas de moi. Des amis américains en avaient ouvert une et je leur ai demandé de la fermer.

Pourquoi ce refus ?

Pour ne pas devenir une fourmi numérique. Avant que Facebook n’existe, dans mon livre De la misère symbolique publié en 2004, j’ai écrit que, compte tenu du développement du web et de la probable apparition des smartphones, on devrait voir se constituer une sorte de « fourmilière numérique ». 

Qu’entendez-vous par là ?

Il y a plus de vingt-cinq ans, j’ai travaillé avec des entomologistes spécialistes de fourmis des forêts mexicaines – de très grosses fourmis, comptant moins de cent individus par groupe. On peut les filmer, les étiqueter, les observer. Les chercheurs ont soustrait toutes les fourragères, chargées de l’approvisionnement de la colonie, pour voir ce qui se passerait. Ils ont constaté que toutes les fourmis de la fourmilière tendaient à devenir des fourragères. Puis le processus s’est atténué. Quand ces fourmis ont une activité, elles émettent des messages chimiques qui disent « je fais ceci ou cela ». Pour moi, il était imaginable qu’avec les réseaux et les équipements dont on disposerait, nous allions devenir des fourmis numériques produisant des traces signalant ce que nous faisions. C’est ce qui s’est passé avec Facebook. 1,7 milliard d’individus se plient non à un programme génétique mais au business model d’une entreprise. Résultat : on se retrouve pris dans un dispositif comme une fourmi dans une fourmilière.

Quelles sont les conséquences de ce phénomène ?

D’abord, la grégarité de l’effet de réseau, renforcée par le fait que, si je reçois un message sur Facebook, je ne peux le lire que si je m’inscris sur Facebook : c’est un système de capture. Plus il y a de gens inscrits, plus je suis obligé d’aller sur ce réseau. Ce système qui nous incite à nous exprimer en postant des photos ou des messages, paraît au départ être à notre service. Mais je découvre vite que je suis au contraire au service du réseau, que je travaille pour lui et que je me plie à lui. On a dit des médias audiovisuels de masse : « Quand c’est gratuit, vous êtes le produit. » Sur Facebook, non seulement vous êtes le produit, mais vous êtes aussi le producteur. Vous travaillez gratuitement pour le système. Ce pourrait être très bien. Mais le système est orienté par un business model fondé sur la calculabilité, la data economy : le principe est de capturer des données sur vous pour le compte de l’opérateur qui les renforce et vous enferme ainsi dans ses propres calculs. Les plateformes nous font produire de telles traces modélisées et formatées en vue d’être calculables. Grâce à des algorithmes, ces entreprises créent des doubles de nos comportements qu’elles articulent avec d’autres modèles, par exemple ceux des « amis », afin de construire des modèles de groupe. 

Que fait le système de ces données ?

J’utilise énormément Google qui doit posséder des centaines de milliers de traces de mes comportements passés. En les corrélant avec d’autres traces comparables, le système analyse mes interactions sur la plateforme à travers les algorithmes de big data. Il s’agit de calculs dits intensifs, capables d’analyser en temps réel des milliards de données. La clé de compréhension du système réside dans le différentiel des vitesses : quand j’utilise mon clavier, le temps qui s’écoule entre l’instant où mon néocortex veut taper la lettre « a » et celui où je la tape est d’un cinquantième de seconde. Les traitements des informations que j’émets se font parfois à deux cents millions de mètres par seconde. Le problème posé est simple : la captation éclair de mes données permet à la machine d’anticiper mes probables comportements et de me proposer des offres. Lentement mais sûrement, je vais me trouver téléguidé par le système. J’ai de moins en moins de véritables désirs, de volonté, d’anticipations personnelles. J’ai davantage de projections produites par le système qui se substitue à moi. L’ordinateur ne m’aide pas pour le plaisir de m’aider. Son aide est fonction du business model de l’entreprise. Nous sommes devenus les serviteurs des réseaux pour des entreprises planétaires qui peuvent mobiliser des milliards de personnes. En attirant les fourmis que nous sommes, le système crée ce phénomène inouï : Facebook est une communauté immense, au même niveau que l’islam, et Google est la première entreprise du monde qui s’attaque à tous les domaines sur la base de ses algorithmes. 

C’est ce fonctionnement qui vous a dissuadé d’ouvrir une page Facebook ?

Pas seulement. Je considère qu’à la différence de Google, Facebook ne produit aucune valeur ajoutée d’usage. Avec Google, j’ai considérablement augmenté ma productivité. Je critique beaucoup Google mais c’est une machine fantastique, un dispositif très efficient, admirable même. Facebook est foncièrement toxique et avilissant. Ce réseau détruit massivement les relations sociales, en particulier chez les jeunes. Il est antisocial : il court-circuite et parasite les relations sociales en les télécommandant. Dès l’âge de dix ans, et même avant pour certains, des enfants rencontrent Facebook. C’est une folie, s’agissant en particulier de l’amitié infantile. Un enfant a besoin d’un ami pour développer ce qu’il ne pourra jamais développer avec ses parents ou avec ses frères : des confidences, des jeux, la découverte de la sexualité, essentiels à son appareil psychique. Cette relation d’amitié doit être absolument libre. C’est l’espace de jeu de la spontanéité, qui ne dépend pas d’une autorité familiale, parentale, ecclésiale ou scolaire. Je suis avec mon pair, d’égal à égal, je suis avec un autre enfant et, ensemble, nous pouvons jouer à apprendre à grandir. Or les enfants d’aujourd’hui ont de moins en moins le droit à cela. Il est faux de dire que Facebook permet de constituer des communautés de ce type. Facebook crée des communautés qu’il pilote de l’extérieur. L’argument de ces réseaux pour défendre leur utilité et leur attractivité, c’est de se présenter comme horizontaux. Les gens qui appartiennent au réseau feraient soi-disant le réseau. C’est tout à fait faux. Il y a un top-down caché, mais très efficace : la machine qui pilote tout. C’est une manipulation par les algorithmes. Je ne dis pas qu’il y a une malveillance. Facebook s’est inventé par accident. Zuckerberg n’avait pas l’intention de créer un réseau social. Il a établi un trombinoscope des jolies filles de Harvard, ça a commencé ainsi. Mais je soutiens qu’il y a des effets très pervers et très toxiques, et ce n’est pas une fatalité. On pourrait faire des réseaux sociaux d’un genre très différent. 

Que voulez-vous dire ? 

Des réseaux sociaux vraiment sociaux. J’y ai travaillé moi-même avec l’aide de l’armée américaine ! J’ai présenté un projet semblable en France, mais il a été refusé… L’armée américaine investit d’immenses crédits de recherche dans ces domaines depuis cinquante ans. C’est ce qui fait la force de la Californie. On nous dit ici qu’il faut renoncer aux investissements publics pour ne pas distordre le marché. Ce n’est pas du tout ce qui se passe outre-Atlantique pour les secteurs stratégiques. Dans les années 1980-1990, l’armée a ainsi injecté mille milliards de dollars dans le multimédia – comme l’a montré Ernst Schiller, professeur à l’université de San Diego. Avec deux chercheurs philosophes et informaticiens, Yuk Hui et Harry Halpin, nous avons conçu des architectures de réseaux vraiment sociaux. Ceux d’aujourd’hui sont inspirés des graphes de Moreno, un psychiatre des années trente qui avait une vision très pauvre du social. Dans une relation sociale, il y a toujours un tiers qui est la société elle-même. Dans le cas de Facebook, ce tiers est remplacé par Facebook, qui s’en cache et qui nous manipule avec ses automates, les serviteurs du réseau. 

Comment y échapper ?

Ce tiers devrait être constitué en tant que tel par la communauté, et non par le business. Notre modèle fait que pour entrer dans un réseau social, vous devez vous affilier à une communauté d’intérêts ou à un groupe d’affinités par exemple pour défendre une idée, un savoir, un mode de vie, une proposition de loi, etc., et en participant à la prescription des règles du groupe. Nous travaillons dans ce sens à travers un programme à long terme avec Plaine Commune, en Seine-Saint-Denis, en coopération avec Orange et Dassault Systèmes, et avec le soutien de Thierry Mandon, secrétaire d’État à la Réforme de l’État, et du ministère de la Recherche. Notre but est de spécifier une plateforme où il s’agit de valoriser les différences, et non de les anéantir. Ce programme a d’abord pour but de repenser l’enseignement et la recherche à l’ère du numérique, puis de migrer vers tous les aspects de la vie sociale quotidienne.

Qu’est-ce qui vous inquiète dans Facebook ? 

Facebook massifie des comportements et les caractérise de manière calculable. Le but est de vendre à des annonceurs publicitaires le maximum d’audience. À l’INA, j’ai combattu le « modèle » TF1 et M6 de la télévision qui devenait de plus en plus agressif et massifiant. Cet effet est encore plus puissant sur les réseaux antisociaux car ils sont très individualisés. Ce n’est pas le cas de la télévision qui dispose seulement de calculs d’audimat. En outre, Facebook est une machine mimétique qui crée des comportements grégaires d’échelle planétaire. On assiste à une captation de l’attention téléguidée. Passe encore si c’est pour vendre de l’eau de toilette. Mais s’il s’agit de s’emparer d’une émotion nationale comme après les attentats de Charlie, c’est très grave et choquant. Cela pourrait devenir demain une manipulation politique. Si Facebook n’est certes pas totalitaire, il est évidemment totalisant.

En quoi les algorithmes nous coupent-ils de la diversité ?

Les algorithmes fonctionnent sur la base du renforcement comportemental des individus et des groupes. Plus on renforce un comportement, plus on peut le calculer, plus il est prévisible. On devient des marionnettes numériques. On croit tirer les fils, on est tiré par eux. D’un point de vue formel, conceptuel, il se produit des « protensions » automatiques, un terme développé par le philosophe Edmund Husserl : les souvenirs sont des rétentions, et les désirs, attentes, sont des protensions. Nous ne sommes que des attentes. Nous passons notre vie à attendre. Notre attente, c’est ce que les technologies algorithmiques savent capter et détourner à travers des protentions automatiques qui se font passer pour les nôtres et qui provoquent un sentiment diffus mais délétère de frustration.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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