Connaissez-vous L’Homme au turban rouge, le premier autoportrait réalisé par Jan Van Eyck en 1433 ? L’artiste s’y peint légèrement de biais, cachant, qui sait, une cicatrice monstrueuse ou un grain de beauté disgracieux. À l’ère du selfie où chacun est devenu le peintre de soi-même, Facebook a recours au même procédé. Pour offrir à son utilisateur la liberté de se présenter toujours à son avantage, il lui donne l’occasion de se montrer non tel qu’il est, mais tel qu’il voudrait être, c’est-à-dire sous son meilleur « profil ». En substituant le fantasme à l’authenticité, le Livre du Visage propose à chacun de devenir l’auteur d’une « page » sur laquelle il dépose des fragments d’une vie rêvée, délestée du poids de la réalité. « Des histoires, des vies, des caractères, qu’est-ce que tout cela ? Des romans ingénieux bâtis sur quelques actes extérieurs, sur quelques discours qui s’y rapportent, sur de subtiles conjectures où l’Auteur cherche bien plus à briller lui-même qu’à trouver la vérité. On saisit les traits saillants d’un caractère, on les lie par des traits d’invention, et pourvu que le tout fasse une physionomie, qu’importe qu’elle lui ressemble ? » Qu’importe, en effet, d’être dans le vrai, tant que la mise en scène permet de s’admirer sans se révéler ? Quand il écrit ces lignes, Rousseau est sur le point de publier la première autobiographie de l’histoire de la littérature. Dans la première version du manuscrit des Confessions, il affirme en préambule qu’une telle entreprise ne peut réussir qu’à condition de se montrer de face, contrairement à Montaigne qui, dans ses Essais, « se peint ressemblant, mais de profil ». Le mot est lancé. Qu’on ne s’y trompe pas : l’accusation ne porte pas tant sur le procédé d’autocélébration narcissique qui consiste à ne montrer de soi que ce qui plaît, que sur le travestissement délibéré de la vérité. « Les plus sincères sont vrais tout au plus dans ce qu’ils disent, mais ils mentent par leurs réticences, et ce qu’ils taisent change tellement ce qu’ils feignent d’avouer, qu’en ne disant qu’une partie de la vérité ils ne disent rien. » Est-ce si sûr ?

N’en déplaise aux Rousseau contemporains que sont les détracteurs de Facebook, la vérité n’est pas synonyme de transparence et celle-ci, lorsqu’il s’agit du moi, est toujours illusoire. Quoi de plus véridique que le désir d’être autre ? Quoi de plus précieux que la liberté de le devenir ? À la différence d’Instagram, vitrine de l’ego qui ne s’admire qu’en photo, et de Twitter qui remplace les atermoiements par des pépiements, Facebook est un lieu où se rencontrent des âmes qui s’imaginent. Les amis que l’on s’y fait ne ressemblent peut-être pas à ceux que l’on a « en vrai ». Quelle importance ? Pour être virtuelle, la vie sur la Toile n’en est pas moins réelle. Il n’a jamais été prouvé que l’homme au turban rouge, qui, lui aussi, vit sur une toile, était un portrait du peintre par lui-même. La preuve du contraire ferait-elle perdre au tableau son intérêt ? Facebook est loin d’être un chef-d’œuvre. Mais son existence rappelle que la vérité n’est pas toujours du côté de la réalité. Dans les deux cas, se peindre de profil est la meilleure façon de rester dans le vrai tout en parlant de soi.  

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