Une première dose au réveil, avant même le café. Une dernière le soir, pour trouver le sommeil. Entre les deux, Margaux n’ose pas compter. « Je jette un coup d’œil à mon fil d’actualité environ tous les quarts d’heure, estime la jeune femme, assistante dans une galerie d’art contemporain. Quand j’ai trop de boulot, j’essaie de me déconnecter une heure ou deux. Mais autrement, Facebook reste ouvert dans un onglet sur mon écran. » Une fois l’ordinateur éteint, c’est son portable qui prend le relais. « En voyage, je sors mon téléphone quarante fois par jour, comme un réflexe. C’est une addiction que je ne cherche pas à soigner. »

Dix ans après son apparition, la plateforme a dépassé la fonction de simple réseau social : elle est devenue un véritable outil d’information, de communication et de planification dont certains utilisateurs n’envisagent plus de se passer. Exit la rêverie, on occupe désormais le moindre temps mort en parcourant son fil d’actualité, en guettant les événements intéressants, ou en allant fouiller dans les anciennes photos de ses contacts, pour espionner ou simplement passer le temps. L’heure est à la décomplexion : on est accro et on l’assume.

Benjamin, trentenaire et employé dans une maison de haute couture parisienne, en a fait un instrument de travail en s’abonnant aux comptes des magazines de mode. Il rafraîchit sa page « au moins soixante fois par jour » pour suivre l’actualité des défilés et celle de ses 1 200 contacts. Sophie, une assistante maternelle de 48 ans, n’a pas peur de le dire : elle consacre une dizaine d’heures par jour à Facebook, se connectant à la moindre occasion « avant et après le travail, lorsque les enfants dorment ou jouent dans le jardin, et le soir jusqu’à tard dans la nuit ». Quant à Gilles, scénariste quinquagénaire, il compare sa dépendance à de la boulimie : « À chaque connexion, je ressens de l’appétit. Mon esprit salive. Le flux d’information que je trouve sur Facebook me fait réfléchir et me nourrit. » 

L’existence de comportements compulsifs à l’égard des réseaux sociaux ne fait plus débat. Peut-on pour autant parler d’addiction ? Traditionnellement, celle-ci renvoie à la consommation de substances toxiques comme l’alcool ou l’héroïne. Dans les années 1990, un psychiatre américain du nom d’Aviel Goodman a proposé d’élargir sa définition à certains comportements, comme la dépendance au sexe, au sport, à la nourriture et aux jeux d’argent. Plus récemment, l’idée d’une addiction à Internet a émergé à son tour, accompagnée d’une sous-catégorie : les réseaux sociaux. Si officiellement la question a été tranchée – la dernière version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (le DMS-5), datée de 2013, ne reconnaît que les jeux d’argent parmi les addictions comportementales –, les travaux sur le sujet continuent de se multiplier et certains psychiatres persistent à dire qu’une addiction à Facebook est possible, bien que les cas soient rares.

Pour Éric Charles, psychiatre au centre hospitalier de Limoges, l’addiction commence lorsque Facebook a des conséquences néfastes sur la vie privée de l’utilisateur. « Comme pour la cigarette, l’addiction peut naître du geste », explique-t-il. Celui d’ouvrir sa session ou de faire dérouler son fil d’actualité d’un coup de pouce, par exemple. « Mais seules certaines personnes sont susceptibles de développer une addiction. Comme pour l’alcoolisme, il faut un terrain particulier, une vulnérabilité génétique. » Ses patients ayant développé une dépendance au réseau social présentaient la plupart du temps d’autres troubles psychiatriques comme la dépression, l’anorexie ou encore le trouble bipolaire.

Le psychiatre Serge Tisseron, membre de l’Académie des technologies, est plus catégorique : la dépendance à Facebook relève de la psychiatrie générale et non de l’addictologie. « Le premier élément clé de la définition de l’addiction est le sevrage, explique-t-il. Or il n’est jamais arrivé qu’un individu ayant cassé son téléphone portable ait fait l’objet d’une hospitalisation. » Il poursuit : « Le second, c’est la rechute. On ne prescrira jamais à une personne alcoolique une consommation modérée d’alcool, mais on peut encourager un individu à utiliser Facebook plus raisonnablement. »

Il estime néanmoins qu’une telle pathologie peut avoir de lourdes conséquences, notamment lorsqu’elle trouve son origine dans la petite enfance : « Les enfants qui passent trop de temps devant des écrans avant l’âge de trois ans auront, à l’adolescence, des difficultés à regarder quelqu’un dans les yeux. » Les effets peuvent s’avérer encore plus graves : « Le développement des régions cérébrales permettant de nous représenter le monde en trois dimensions dépend de l’utilisation que nous faisons de nos dix doigts. Or un enfant devant un écran ne les utilise pas. Le risque de devenir de véritables handicapés de la main est réel. »

Comment prévenir le développement d’un comportement pathologique ? Serge Tisseron conseille d’accompagner et de limiter dans le temps l’usage des outils numériques chez les tout-petits. Quant aux adolescents, il est selon lui important de leur expliquer le droit à l’intimité et le droit à l’image, et de les mettre en garde contre les pièges d’Internet. Un jeune peut tout aussi bien passer beaucoup de temps à explorer les possibilités de l’outil que tourner en rond avec le peu qu’il sait. « Il ne faut pas dramatiser, précise le psychiatre. Il n’existe pas de lien entre la surconsommation d’écran à l’adolescence et un comportement pathologique vis-à-vis des réseaux sociaux à l’âge adulte. » Serge Tisseron insiste aussi sur l’importance de valoriser les jeunes dans la vie réelle, afin d’éviter qu’ils ne fassent un mauvais usage de Facebook en y cherchant une meilleure estime de soi.

Reste à conseiller aux adultes qui pensent être gravement atteints d’installer l’extension Focusbook sur le navigateur Google Chrome. À chaque fois qu’ils ouvriront leur page d’accueil Facebook, un robot leur demandera de justifier leur connexion. Et gare aux malins qui traîneraient encore sur la page : c’est à coup de mots doux tels que « Fous le camp, feignasse » qu’il leur demandera de déguerpir jusqu’au lendemain. 

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