L’Iran est à nouveau sur le devant de la scène médiatique avec l’assassinat du général Soleimani le 3 janvier 2020 et le tir de missiles iraniens en réplique.

Tout le monde en parle, jusque dans les cours d’école primaire où les enfants jouent aux Américains et aux Iraniens. Une amie m’a fait part d’une anecdote concernant la réaction de sa fille, âgée de 9 ans, qui lui a dit en rentrant de l’école : « Maman, tu te rends compte de ce que les Américains ont fait à l’Iran, est-ce qu’il va y avoir une troisième guerre mondiale ? »

En tant qu’Iranienne, on vient me consulter pour connaître ma réaction, me témoigner de la solidarité, un soutien, me soumettre une analyse politique et je dois vous avouer que face à cette actualité brûlante dont tous les médias s’emparent, je me sens désemparée et je préfère garder le silence et laisser aux spécialistes le soin d’analyser les relations internationales, les enjeux, les implicites et les conséquences possibles d’un tel conflit.

Pourtant, à peine un mois avant, dans ce même pays, a eu lieu un événement terrifiant : non pas la mort d’un seul homme élevé aujourd’hui au rang de martyr vivant et de symbole de la puissance iranienne au Moyen-Orient, mais la mort de centaines, voire de milliers d’Iraniens. Les manifestations qui se sont déroulées du 15 au 23 novembre 2019 dans plus de 191 villes à travers le pays ont causé la mort de 1 500 personnes selon l’agence Reuters, 304 selon Amnesty International, 208 selon l’ONU sans compter plus de 7 000 personnes arrêtées. Jusqu’à ce jour, aucun chiffre officiel n’a été communiqué par la République islamique d’Iran.

J’aurais aimé qu’on vienne me voir pour en parler parce que, là, j’avais des choses à dire, mais très peu de personnes sont venues vers moi, très peu de médias en ont fait leur une, aucun enfant n’a joué aux manifestants et aux forces de l’ordre.

Durant plus de dix jours, l’accès à Internet a été coupé pour que la tuerie et la répression se passent dans le silence et l’impunité la plus totale.

J’aurais aimé voir l’indignation du monde entier face à cette barbarie, recevoir des messages de soutien et de fraternité, mais, en fin de compte, peu de bruit pour une telle injustice.

Que valent tous ces visages anonymes face à la figure sévère et puissante du général Soleimani ? Que valent toutes ces vies assassinées, blessées, emprisonnées, comparées à la raison d’État, à ses forces obscures et au grand jeu diplomatique ? Le peuple iranien subit une double humiliation, pris entre le marteau et l’enclume, le marteau iranien, l’enclume américaine ou vice versa, peu importe ; il reçoit des coups sur sa tête de l’intérieur et de l’extérieur. Ses révoltes et ses aspirations à la justice sociale sont étouffées, son besoin de représailles et de vengeance est bafoué.

Humiliation de la part de son propre gouvernement qui depuis plus de quarante ans appauvrit la population. Les manifestations de novembre ont été provoquées par la hausse du prix du carburant, une hausse de 50 % pour les 60 premiers litres et un triplement du prix au-delà.

Cela s’appelle la vie chère : 1 kilo de viande coûte environ 16 euros à Téhéran, 1 kilo d’oranges dépasse 1 euro, 1 kilo de fromage avoisine les 4 euros, 1 kilo de riz est à plus de 3 euros. Je me souviens d’une phrase de ma grand-mère il y a quelques semaines : « Les morceaux de viande dans le ragoût sont aussi difficiles à trouver que la justice dans ce pays. » Les fruits et légumes sont de plus en plus importés à des prix exorbitants, car le pays connaît une désertification importante. D’ici vingt à trente ans, il pourrait perdre 70 % de ses terres cultivées. Le salaire minimum est de 90 euros et le salaire d’un enseignant est de 130 euros par mois. Le prix du loyer à Téhéran va de 70 euros à 200 euros. Le taux d’inflation a dépassé les 40 % et le taux de chômage grimpe à plus de 20 %.

L’autre humiliation vient de l’étranger et cela ne date pas d’aujourd’hui. Dans la mémoire collective subsiste encore l’offense du coup d’État de 1953 contre le Premier ministre Mossadegh, qui voulait nationaliser le pétrole.

Bien que Soleimani ne puisse en aucun cas être comparé à Mossadegh, la mort du général a été vécue par le peuple iranien comme la manifestation d’un mépris cuisant : le gouvernement de Trump a encore une fois voulu montrer qui était le plus fort.

Le peuple iranien a appelé à la vengeance. Il réclamait des représailles dignes de ce nom pour l’affront subi.

Là encore, les Iraniens ont été humiliés : l’Iran a envoyé une douzaine de missiles balistiques sur deux bases américaines en Irak abritant des soldats.

« Jusqu’ici tout va bien », a tweeté Trump en confirmant qu’il n’y avait aucune victime.

« Une gifle a été donnée en pleine face aux Américains », s’est enorgueilli le guide suprême Ali Khamenei.

Entre la désinvolture arrogante de l’un et la manipulation dangereuse de l’autre, le peuple est pris au piège, et c’est encore lui qu’on sacrifie : les funérailles spectaculaires de Soleimani dans tout le pays ont viré à l’hystérie générale et un mouvement de foule, à Kerman, sa ville, a causé la mort de plus de 60 personnes, auxquelles il faut ajouter plus de 400 blessés.

Encore une fois, c’est le peuple iranien qui est le grand perdant de tout ce jeu politique.

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