Qu’évoque pour vous la notion de changement de vie ?

En 1981, Mitterrand et le Parti socialiste voulaient changer la vie. Aujourd’hui on veut changer de vie. Avant, on pensait que le politique allait transformer les sociétés. On réalise à présent qu’on est des individus, avec des parcours de plus en plus individuels. Ce qu’on demande aux politiques, c’est qu’ils créent un cadre dans lequel chacun de nous pourra être un acteur indépendant.

La sociologue Catherine Négroni parle d’un « creux statistique » à propos de la difficulté à quantifier ce phénomène. A-t-on cependant des indices mesurables ?

Non. Trois millions de Français déménagent tous les ans, mais il est difficile d’en connaître les raisons. Combien, parmi eux, ont décidé de changer de vie ? Un million de jeunes partent ailleurs étudier. Une des grandes raisons des déménagements, ce sont les divorces, ou la perte des parents. Mais l’idée du changement de vie existe déjà de longue date. On a tous une double culture, un dédoublement territorial et temporel. On est tous entre deux lieux et entre deux temps. 11 % des maisons sont des résidences secondaires. La moitié des places de camping sont louées à l’année, tenant lieu de résidences secondaires populaires. 48 % des retraités voudraient déménager au moment de leur retraite, même si beaucoup ne le font pas. Quand ils le font, c’est pour s’installer dans leur région de vacances préférée ou dans leur région d’origine. Ajoutons qu’un à deux millions de retraités vivent à l’étranger. La région Occitanie gagne 50 000 habitants par an, soit la population de Narbonne. Difficile de repérer dans le lot les disciples de Pierre Rabhi !

On observe beaucoup de mobilité, sans savoir ce qui se joue précisément en termes de changement de vie. Les enterrements sont aussi un bon indicateur.

Les enterrements ? 

Il y a quarante ou cinquante ans, on ne racontait pas la vie des gens à leur enterrement, car tout le monde la connaissait. Aujourd’hui, on est obligé de reconstituer la vie du défunt, ses années à Paris, les années où il vivait dans les Cévennes ou ailleurs. Nos vies discontinues ne se rassemblent que lors de cette cérémonie terminale. Même les gens qu’on croyait connaître, on découvre des pans entiers de leur existence par les récits de témoins de leurs autres vies…

Qui saute le pas ?

Le changement de vie n’est plus l’apanage des seules catégories professionnelles supérieures. Tous les milieux sont concernés. Les mobilités ont changé. Le service militaire n’offre plus aux jeunes hommes cette possibilité de bouger. Aujourd’hui, les filles sont tout aussi mobiles que les garçons : Erasmus est également féminin. 

Qu’est-ce qui a changé pour ceux qui choisissent de « basculer » ?

L’âge de la décision. On distingue deux âges adultes. Le premier, c’était jadis 20 ans ; c’est aujourd’hui plutôt 25-26 ans. Le jeune montre qu’il est adulte en travaillant et en ayant des enfants. Le deuxième âge adulte, c’était auparavant vers 45 ans, au moment de la perte des parents, de l’accès à l’héritage. La personne pouvait décider de mener une autre vie, affranchie du regard de ses parents. Aujourd’hui, on hérite à 65 ans. Mais à mi-vie professionnelle, certains changent de conjoint, refont même des enfants. D’une certaine manière, ils recommencent leur première vie. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est davantage le modèle où les gens gardent leur famille et décident de changer de métier et de territoire. Ce qui est nouveau, ce ne sont pas les habitants du monde rural qui « montent » vers la ville, ce sont les Parisiens ou les habitants des grandes cités qui rêvent de vivre dans un village ou une petite ville. Une étude réalisée récemment dans le cadre d’une série tournée pour M6 montre que près de 80 % des Français rêvent de changer de vie. 

Cela paraît énorme. À quelle réalité cela renvoie-t-il ?

Le cœur de la société moderne, c’est désormais la vie discontinue. À la différence de la société d’après-guerre qui reposait sur la recherche de stabilité. Le but des gens était de se marier, d’être fonctionnaires, d’avoir un emploi sûr, de devenir propriétaires ou d’obtenir un HLM. On a créé cette société de stabilité ; elle a duré jusqu’aux années 1970-1980, qui ont sonné le glas du plein-emploi. Peu à peu est apparue une société de l’individu, où chacun va avoir successivement plusieurs emplois, plusieurs maisons, plusieurs conjoints. Changer de vie est le symbole et l’expression de cette société de discontinuité. Mais un problème majeur demeure.

Lequel ?

Les grandes forces politiques continuent de proposer un modèle de stabilité. Elles n’ont pas la compréhension de la société de discontinuité comme une aventure passionnante. Poursuivons sur l’exemple du parc HLM. Beaucoup de retraités voudraient pouvoir échanger leur HLM à Paris contre un autre dans la région où ils rêvent de s’installer. Impossible. Il n’existe pas de marché national du HLM, alors qu’on estime à près de 50 000 par an le nombre de retraités aisés qui quittent la capitale ou l’Île-de-France. On continue à proposer une assistance sociale de continuité à des gens qui rêvent de discontinuité.

Qu’est-ce que les politiques ne saisissent pas ?

Avec la montée du chômage, on a tous compris que l’emploi à vie, c’était fini. En parallèle, les séparations et les divorces ont augmenté. La vie conjugale ad vitam a aussi été remise en cause. Dans les années 1980-1990, le modèle de stabilité de l’après-guerre s’est peu à peu délité. Les forces de gauche ont voulu y voir un phénomène uniquement lié à l’évolution du capitalisme, sans admettre qu’il s’agissait aussi d’une rupture culturelle. Cela n’avait rien à voir avec l’économie. On est passé d’une société stable à une société discontinue et mobile. Par ailleurs, la vie s’est allongée. Le travail s’est densifié, mais s’est raccourci en durée. La question est devenue : fait-on plus longtemps la même chose ou fait-on des choses différentes car on dispose de plus de temps ? Avant, on pensait que l’augmentation de la durée de vie et la réduction du temps de travail se traduiraient par davantage de vacances, mais que rien ne changerait fondamentalement dans l’ordre des choses. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Plus la vie est longue, plus on la vit par séquences courtes. Car en permanence on peut retenter sa chance, en amour, dans sa vie professionnelle, en politique où on peut changer de convictions. On peut déménager, s’expatrier, changer de hobby. On a une capacité à multiplier les opportunités. Les catégories sociales les plus favorisées sont à l’aise dans ces évolutions. Mais la partie la plus sédentaire de la population n’accède pas encore à cette discontinuité. Au lieu de lui proposer des droits stables, il faut lui proposer des droits mobiles. Cette société de discontinuité, il faut la favoriser et surtout la démocratiser. Ne pas offrir aux pauvres la sédentarité et aux seules catégories moyennes et supérieures la discontinuité.

Pourquoi les politiques ont-ils un retard de perception ? 

Une caractéristique de notre société est de nous permettre d’avoir plusieurs vies qui se suivent, même si au bout du compte c’est la même vie. Cette évolution se fait lentement. Elle n’est pas entrée dans la culture de la SNCF ou de la fonction publique, ni dans la culture syndicale. Seule la CFDT est plus ouverte à l’idée du sac à dos social : un salarié emmène ses droits à la formation quand il change d’entreprise. Il met dans son sac à dos tous les acquis sociaux de l’entreprise quittée, qui seront repris par son nouvel employeur. Cela signifie ici qu’on a accepté la discontinuité comme un projet positif et non comme un échec. Ce renversement n’est pas terminé. La crise des grands partis est là selon moi : ils veulent continuer à construire une société de stabilité gouvernée par des politiques. Or, la société qui naît demande aux politiques de créer les structures pour permettre la culture du sac à dos social où chacun fait des choix personnels. 

Certaines régions incitent aussi des familles à changer de lieu de vie, voire de métier.

Du côté des territoires, il existe en effet des politiques d’accueil où la région s’occupe de tout. L’Auvergne a été remarquable dans ce domaine du temps de son ancien président René Souchon. Si vous aviez un projet d’entreprise en Auvergne, les responsables sur place s’occupaient de vous trouver une maison, un travail pour votre conjoint, des places en crèche… En Bretagne, je connais des couples de « néo-babas » qui ont suivi une formation pour devenir agriculteurs. Ils ont obtenu un prêt, et la chambre d’agriculture s’est mise à organiser des week-ends de formation pour ces couples urbains, afin qu’ils s’acclimatent à la vie à la campagne en travaillant ensemble. Si les chambres d’agriculture ont créé cette formation spéciale, c’était signe que des demandes existaient. Par le passé, les motivations du changement de vie étaient différentes. Cela pouvait être la misère à la fin du xixe siècle, l’idée du retour à la terre sous Vichy ou l’attirance pour la campagne et ses valeurs traditionnelles au milieu des années cinquante. Ce fut ensuite le refus de la ville, de l’industrie et de la modernité après 1968, pour s’en aller vivre dans des communautés. Tout cela est fini. Les gens viennent avec des projets économiques. Comme ces ex-communicants parisiens arrivés dans un village breton dont ils n’ont pas voulu repartir tant ils le trouvaient beau. Ils ont repris un hôtel en faillite. Ils ont appris la cuisine. Leur établissement a obtenu une étoile au Michelin. D’autres font du Airbnb, créent des entreprises agricoles… La montée du chômage a fait comprendre aux gens qu’il ne suffisait plus d’avoir un contrat de travail pour régler tous les problèmes. Petit à petit, l’idée de changer de vie est devenue une idée positive.

Pourquoi dire que le changement de vie n’est qu’un rêve ? Certains franchissent le pas.

Il y a plus de gens qui en rêvent que de gens qui le font. Mais c’est un rêve positif. Il n’est pas perçu comme une chute, mais comme un moment enrichissant de l’existence. L’important est de rêver de changer de vie, de savoir que c’est possible. Cela augmente notre liberté. Qu’on le fasse ou pas n’est finalement pas si important. On a augmenté sa liberté de cette possibilité. C’est important car la liberté, c’est d’abord un imaginaire. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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