« Ça ne va pas, ta vie »
Au début du Marin de Gibraltar (1952), la romancière met en scène un dialogue entre son héros et le chauffeur d’une camionnette dans laquelle il a embarqué pour faire le trajet entre Pise et Florence. En le confrontant au vide de son existence, cette conversation le poussera à donner une nouvelle orientation à sa vie.Temps de lecture : 5 minutes
– Vous êtes de cette partie-ci de la Toscane ? lui demandai-je.
– De la vallée, oui, dit-il, mais pas de ce côté-ci de Florence. Mais la famille, maintenant, elle est à Rocca. Mon père, il aime la mer.
Le soleil disparut derrière les collines et la vallée tira sa lumière de l’Arno. C’était un petit fleuve. Sa surface brillante, calme, ses courbes douces et nombreuses, sa couleur verte, lui donnaient l’allure d’un animal ensommeillé. Vautré dans ses berges à pic, d’un accès difficile, il coulait avec bonheur.
« Comme il est beau l’Arno », dis-je.
Sans même s’en apercevoir il me tutoya.
« Et toi, me demanda-t-il, qu’est-ce que tu fais ?
– Ministère des Colonies, dis-je. Service de l’État civil.
– Ça te plaît, ce travail-là ?
– Terrible, dis-je.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je recopie des actes de naissance et de décès.
– Je vois, dit-il. Tu y es depuis longtemps ?
– Huit ans.
– Moi, dit-il, au bout d’un moment je ne pourrais pas.
– Non, dis-je, tu ne pourrais pas.
– Pourtant, dit-il, être maçon, c’est dur, l’hiver tu as froid, l’été, tu as chaud. Mais quand même toujours recopier, je ne pourrais pas. Il y en a qui peuvent, il faut bien, mais moi, non, je ne pourrais pas.
– Moi, je ne peux pas, dis-je.
– Et pourtant tu le fais ?
– Je le fais. J’ai cru au début que j’allais en mourir mais pourtant je le fais, tu sais bien ce que c’est.
– Et maintenant tu crois encore ?
– Qu’on peut en mourir ? oui, mais pour un autre, plus pour moi.
– Ça doit être terrible, toujours recopier, dit-il lentement.
– Tu ne peux pas t’imaginer », dis-je.
Je le dis sans doute avec l’accent de la plaisanterie. Et on aurait pu croire, ou que ça ne devait pas l’être tant que ça, ou que c’était une manière que j’avais de parler des choses de ma vie.
« C’est important, le travail qu’on fait, dit-il. Faire n’importe quoi, on ne peut pas.
– Pourtant il en faut bien, dis-je, pourquoi pas moi ?
– Non, dit-il, non, pourquoi toi ?
– J’ai essayé de faire autre chose, je n’ai jamais trouvé.
– Il y a des fois, dit-il, il vaut mieux crever de faim. Moi à ta place, j’aimerais mieux crever de faim.
– Toujours cette peur d’être sans travail. Et puis aussi la honte, je ne sais pas.
– Quand même il y a des choses que c’est plus honteux de faire que de ne pas faire.
– J’aurais voulu être coureur cycliste, explorateur, des choses impossibles. Et finalement j’ai fini par entrer au ministère des Colonies. Mon père était fonctionnaire colonial, alors ça m’a été facile. La première année on n’y croit pas, on se dit que c’est une bonne blague, la seconde, on se dit que ça ne peut plus durer, puis la troisième arrive, puis voilà, tu sais bien… »
Ça lui faisait plaisir que je me mette à parler.
– Pendant la guerre, continuai-je, j’ai été heureux. J’étais dans une compagnie de télégraphistes. J’ai appris à grimper aux poteaux, c’était dangereux, parce que j’aurais pu m’électrocuter, tomber, mais quand même j’étais heureux. Le dimanche je ne pouvais pas m’arrêter, je montais aux arbres. »
On rit. […]
Tout à coup il déclara très doucement :
« Moi, je crois, il faut que tu quittes ton travail.
– J’y arriverai bien, dis-je, un jour ou l’autre. »
Il trouva sans doute que je ne prenais pas la chose aussi sérieusement qu’il voulait me la faire entendre.
« Remarque, dit-il, ça ne me regarde pas, mais moi je te dis il me semble il faut que tu quittes ton travail. »
Il ajouta un moment après :
« Ça ne va pas, ta vie.
– Il y a huit ans, dis-je, que j’attends de le quitter, mais j’y arriverai.
– Je veux dire il faut que tu quittes vite, dit-il.
– Peut-être que tu as raison », dis-je au bout d’un moment.
Le vent était d’une fraîcheur délicieuse. Il n’y prenait pas autant de plaisir que moi.
« Pourquoi tu me dis ça ? demandai-je.
– Mais tu attends, qu’on te dise ça, non ? » dit-il doucement.
Il répéta :
« Ça ne va pas, ta vie. N’importe qui te dirait comme moi. »
Il hésita un moment puis, sur le ton de quelqu’un qui se décide quand même :
« C’est comme pour ta femme, dit-il, qu’est-ce que tu fais avec cette femme ?
– J’ai hésité longtemps. Puis maintenant je me dis pourquoi pas. Elle y tient beaucoup. Elle est dans le même bureau que moi, alors je la vois qui est là toute la journée à le vouloir, tu sais ce que c’est. »
Il ne répondit pas.
« On arrive à ne plus vouloir se sortir de la merde, à se dire qu’à défaut d’autre chose, on peut faire une carrière de merde. »
Il ne rit pas du tout.
« Non, dit-il – mon ironie lui avait déplu – il ne faut pas. […] »
Je me demandais si ce n’était pas une solution que de voyager ainsi, de ville en ville, en se contentant de copains de rencontre, comme lui. Et si, d’avoir une femme, ce n’était pas, dans certains cas, superflu.
Le Marin de Gibraltar © Éditions Gallimard, 1952
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