La scène se passe en Inde il y a quelques années. Nous avons fait halte dans un hôtel et, au petit déjeuner, je fais la queue avec d’autres clients pour obtenir une omelette : un cuistot les prépare sous nos yeux, et elles ont l’air délicieuses. Mais que l’attente est longue ! Je m’impatiente et me penche pour comprendre. C’est clair : le cuisinier est très minutieux, ajoute de nombreux ingrédients, épices et légumes, les uns après les autres, bavarde avec les clients… Mais un détail me frappe : alors qu’il dispose de deux feux et deux poêles devant lui, il n’en utilise qu’une. « Il pourrait aller deux fois plus vite s’il se servait des deux », me chuchote mon cerveau d’Occidental pressé. Et aussitôt, je réalise à quel point je suis intoxiqué : je suis en vacances, je n’ai pas d’horaire à respecter ce matin-là, et me voilà agacé d’attendre une délicieuse omelette, souhaitant que ce brave cuisinier accélère, ne parle plus aux clients, bâcle son travail, pour servir mon appétit absurde de vitesse et d’accélération ! Cet auto-allumage spontané de mon logiciel cérébral d’accélérite me montre à quel point le mal est profond, en moi comme en beaucoup de mes contemporains…

Pourquoi se presser ?

Nous souffrons d’accélérite, ce besoin que tout aille vite, ce sentiment constant que nous n’avons pas de temps à perdre. Les raisons en sont parfois objectives – il arrive que nous manquions effectivement de temps pour accomplir tout ce que nous nous sommes donné à faire – et souvent subjectives – ce n’est pas le temps qui nous manque, mais la patience et l’intelligence.

Du côté des sources objectives, naturelles, il y a ce constat simple et terrifiant : le monde est d’une richesse inépuisable, et une vie humaine entière ne suffira jamais à en explorer et à en savourer toutes les merveilles. Nous ne pourrons jamais lire tous les livres, visiter tous les lieux, rencontrer toutes les personnes, satisfaire toutes nos curiosités. Ce jamais nous fait trembler, et induit en nous ce sentiment absurde qu’en accélérant le pas, nous en ferons au moins un petit peu plus qu’en prenant notre temps. Notre monde est infini, nous sommes mortels, alors nous accélérons…

Du côté des sources subjectives, artificielles, il y a la société de consommation : une société de pléthores et d’incitations, qui nous pousse à avaler le plus grand nombre possible de nourritures, de loisirs, d’informations, de distractions, de rencontres, de voyages… Toutes ces potentialités, comme les nomme le jargon moderne (plutôt que possibilités, plus paisible, moins excitant), sont des incitations à ne rien laisser passer : aucun achat, aucun plaisir, aucune opportunité (ah ! l’angoisse du consommateur de rater une opportunité !). Et, au cas où nous l’oublierions, nos interlocuteurs nous le rappellent : combien de fois par jour entendons-nous ce détestable « à très vite ! » (qui suscite parfois un comportement de résistance passive et pousse à répondre encore moins vite). La réactivité est devenue une valeur, au lieu de rester un simple comportement, parfois adapté et utile, mais parfois aussi stupide : réagir vite conduit souvent à faire ou dire des bêtises. 

Contre l’accélérite

La pression du temps est désormais l’un des grands facteurs de stress modernes. Sous son emprise, même les activités agréables (vie de famille, travail que l’on aime…) sont contaminées. Nous avons alors à nous dégager de son emprise, en apprenant notamment à renoncer et à savourer.

Renoncer ? Cela semble tout bête : se dire qu’on n’aura jamais le temps de tout faire et de tout voir. Et pas seulement se le dire, mais s’y entraîner. Comme dans les exercices que nous prescrivons à nos grands anxieux en thérapie : en rentrant le soir chez soi après le travail, aller directement s’asseoir dans le canapé ; regarder tout ce qu’il y a à faire, laisser les pensées affluer ; et ne rien faire, désobéir aux auto-injonctions d’action et d’accélération ; respirer ; comprendre qu’il y aura toujours des « choses à faire » ; que si l’on ne se permet de savourer la vie que lorsqu’on peut se dire « là, j’ai tout fait, tout est en règle : tout le ménage, le bricolage, les courses, j’ai répondu à tous mes mails, coups de téléphone, j’ai vu tout le monde, j’ai lu toutes les revues et infos… », eh bien, ça n’arrivera jamais ! Et nous continuerons notre course décérébrée, incapables de nous arrêter pour simplement savourer. 

Savourer ? Trop souvent, nous regardons ailleurs : vers d’autres choses que celles que nous possédons, vers d’autres temps (passés ou futurs) que ceux que nous vivons. Modifier son rapport au temps, pour beaucoup d’entre nous, c’est d’abord réinvestir le présent. Non que le présent soit supérieur au passé ou au futur, mais il est tout aussi précieux et important. Or, c’est lui qui est en général bousculé et rongé par le consumérisme, qui souffle sur les braises de nos désirs et de nos regrets. Alors, simplement préserver dans nos journées des parenthèses et des oasis de vie au présent – savourer ce qui est déjà là – comme dans l’œil du cyclone, même quand tout va vite autour de nous.

Vie, vitesse, mort

La conscience que nous avons de notre mortalité est à l’origine de beaucoup de nos angoisses et de nos comportements aberrants. Pourtant, en psychologie expérimentale, quand on écarte l’idée de mort de l’esprit des participants (en induisant chez eux l’idée qu’ils ont encore beaucoup de temps à vivre), ils se montrent désireux de faire le plus grand nombre possible de nouvelles expériences. Mais si on leur rappelle que leur vie aura un terme, ils se montrent alors beaucoup plus désireux de savourer ce qui existe déjà (relations, sources de satisfaction), d’approfondir plus que de courir. Ainsi, la solution à nos angoisses humaines de mort n’est pas dans la fuite de l’accélération ou de la dispersion, mais dans la lucidité du ralentissement et de l’approfondissement. Là encore, il ne s’agit pas de suprématie (il est parfois bon d’accélérer et de se disperser) mais d’équilibre. En termes de règle de vie, c’est remplacer le : « Pourquoi courir ? Parce que je vais mourir ! » par : « Pourquoi courir, puisque je vais mourir ? » 

 

Références

– Laura L. Carstensen, « The influence of a sense of time on human development », Science, 30 juin 2006

– Peter Felsman et al., « Being present : focusing on the present predicts improvements in life satisfaction but not happiness », Emotion,octobre 2017

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