À première vue, il peut paraître difficile de comprendre la polémique sur l’abaissement de la vitesse à 80 km/h sur certaines routes françaises. Pourquoi rechigner à adopter une mesure qui pourrait sauver des centaines de vies ? Sommes-nous si pressés d’arriver à destination, quelle qu’elle soit, que nous ne puissions ralentir un peu, pour le bien de tous ? À moins qu’on ne touche là une corde plus sensible de notre rapport au monde : notre exigence de vitesse et d’accélération, véritables promesses de la modernité. 

Nous applaudissons tous lorsqu’un nouveau service surgit dans le monde du fast, qui pourrait nous faire économiser quelques minutes. Nous jubilons quand s’ouvre une nouvelle ligne de transport rapide. À l’inverse, nous nous agaçons dès qu’Internet fait des siennes, et qu’il nous faut attendre quelques longues secondes avant qu’une page ne s’affiche. Nous pestons quand « notre » métro s’arrête inopinément entre deux stations, et qu’il nous semble perdre un peu de notre temps si précieux. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : le temps nous apparaît désormais comme une ressource rare, un capital fini dont il faut savoir faire bon usage – comment, autrement, réussir à voir tous les films, à lire tous les romans, à dîner avec tous ces amis qui devraient enrichir nos vies, et pour qui nous peinons à trouver une place dans notre agenda si fourni ? Sans même parler des tâches professionnelles, dont l’émiettement continu plane comme un nuage lourd sur nos esprits. 

Les études sociologiques sont claires : nous n’avons jamais eu autant de temps libre. Et pourtant, plus nous en accumulons, plus nous semblons en manquer. Comme si, à trop le secouer, nous avions fini par casser son grand sablier, et que le temps désormais devait nous filer entre les doigts. Et nous voilà, comme le lapin blanc d’Alice au pays des merveilles, condamnés à nous sentir en retard, toujours attendus à un rendez-vous quelque part. Alors, au bout de cette journée que nous aurons vécue au pas de course, c’est souvent moins le souvenir de ce que nous avons fait qui nous occupe que le regret de ce que nous avons raté.

Peu suspect d’accélérite aiguë, Jean Giono opposait à la flèche du temps la « rondeur des jours », cette forme éternelle et statique qui seule nous offre un sentiment de complétude : « La civilisation a voulu nous persuader que nous allons vers quelque chose, un but lointain. Nous avons oublié que notre seul but, c’est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour et tous les jours et qu’à toutes les heures de la journée nous atteignons notre but véritable si nous vivons. » Foin, alors, du dynamisme, de l’innovation, de l’accumulation : pour se réapproprier le monde comme nos vies, il est urgent de ralentir. 

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