D’où vous vient votre engagement pour les droits de l’homme et contre la peine de mort ?

Cet engagement a la même origine que mon engagement politique : mon contexte familial. Je suis née et j’ai grandi en Allemagne de l’Est. Mon père a été emprisonné pendant plusieurs années par le gouvernement de la RDA. Voir la personne la plus généreuse du monde incarcérée m’a laissé, enfant, un fort sentiment d’injustice.

Par la suite, j’ai eu la chance de grandir dans un pays démocratique. J’avais 6 ans lorsque le mur est tombé et que l’Allemagne a été réunifiée. De cette expérience et de l’engagement de ma famille, j’ai appris qu’il était important de se battre pour la démocratie. Aujourd’hui, j’ai un fils de 7 ans, et je continue à me battre pour qu’il vive dans un État de droit et dans un monde juste.

Quelle est l’histoire de l’abolition de la peine de mort en Allemagne ?

Bien évidemment, la peine de mort est très étroitement liée au passé nazi de l’Allemagne. Les nazis avaient mis au pas le système judiciaire. Il n’y avait pas de séparation des pouvoirs, telle qu’on la connaît aujourd’hui. En plus des crimes de masse qu’ils ont perpétrés, les nazis ont donc exécuté un nombre très important d’opposants politiques et de résistants. Entre 1933 et 1945, on évalue à 16 000 le nombre de condamnations à mort prononcées, et à 12 000 celui des personnes exécutées.

Après la guerre, lorsque les deux Allemagne se reconstruisent, la question de l’abolition de la peine de mort se pose immédiatement. À l’Ouest, le sujet fait l’objet de débats importants, et deux pôles politiques très différents plaident en faveur de l’abolition. D’un côté, les sociaux-démocrates, qui estiment que l’État n’a pas le droit de mettre fin à une vie humaine ; et de l’autre, des partis de droite, dont certains membres espèrent échapper à la peine capitale pour les crimes de guerre commis durant la période nazie. L’abolition l’emporte, avec une petite majorité, en 1949. Depuis, elle est inscrite dans la Constitution allemande, à l’article 102.

Et en Allemagne de l’Est ?

Les choses se passent différemment. La peine de mort existe jusqu’en 1987, avant l’effondrement du régime. Elle y est régulièrement prononcée et appliquée. On a recensé 231 condamnations à mort et 166 exécutions pendant la durée du régime. Il s’agit en général d’accusations de haute trahison. Je pense par exemple à Werner Teske, ancien officier de la Stasi [la sécurité d’État est-allemande], soupçonné d’espionnage et de désertion, qui a été abattu d’une balle dans la nuque. C’est une part très sombre de notre histoire, sur laquelle nous travaillons actuellement. À partir de la réunification du pays, la peine de mort est officiellement abolie sur tout le territoire.

Cette abolition est-elle remise en question aujourd’hui ?

Il y a toujours eu et il y a encore des partis populistes d’extrême droite qui proposent des solutions simplistes à des problèmes très complexes. On entend donc parfois ce discours selon lequel il serait plus simple d’exécuter tel ou tel criminel. Mais je ne pense pas que l’on puisse parler d’un réel mouvement en faveur du retour à la peine de mort en Allemagne.

L’abolition de la peine de mort est-elle garantie à l’échelle européenne ?

Oui, aujourd’hui, elle fait consensus dans tous les pays de l’Union européenne (UE). Par ailleurs, l’UE a également adopté une recommandation selon laquelle ses États membres s’engagent activement contre la peine de mort dans les États tiers.

Pour le juriste français Robert Badinter, le XXIe siècle sera celui de l’abolition de la peine de mort. Êtes-vous d’accord avec cette prévision ? Une abolition mondiale est-elle envisageable ?

Oui, je pense que la tendance globale va dans cette direction. En l’espace de cinquante ans, plus de cent États ont aboli la peine de mort, et beaucoup d’autres montrent des signes favorables.

Quant à la question de savoir si une abolition mondiale est envisageable à court terme, c’est plus compliqué. Quand on regarde les pays qui l’appliquent et ceux qui ne l’appliquent pas, on ne retrouve pas les divisions habituelles entre démocraties libérales et régimes répressifs ou dictatoriaux. Parmi ceux qui appliquent encore la peine de mort, vous avez par exemple les États-Unis ou le Japon ! Si ces deux pays sautaient le pas, cela changerait grandement les choses.

Y a-t-il eu des avancées significatives lors de ces dernières années ?

Il y a eu de nombreuses avancées sur le continent africain : la Sierra Leone a aboli la peine de mort en 2021 ; d’autres pays, comme la Zambie, ont pris des dispositions dans cette direction. Parallèlement, dans les pays qui la pratiquent encore, le nombre d’exécutions ne cesse de diminuer – même s’il faut bien sûr prendre en compte l’effet du Covid, qui a empêché de nombreux procès d’avoir lieu.

« En l’espace de cinquante ans, plus de cent états ont aboli la peine de mort, et beaucoup d’autres montrent des signes favorables »

D’une manière générale, il ne faut pas envisager ces avancées strictement en termes d’abolition ou non. Il y a de nombreux degrés entre les deux : par exemple, la commutation de la peine de mort en prison à vie, le moratoire [une suspension temporaire des exécutions]… Le plus important, dans l’immédiat, c’est qu’un débat sur la peine de mort ait lieu dans ces sociétés. Mais pour que ce débat ait lieu, il faut un certain contexte. Il faut un système judiciaire fonctionnel, des possibilités de réhabilitation, de la prévention, un secteur social fort… En Zambie, par exemple, jusqu’à récemment, on emprisonnait des enfants de 8 ans parce qu’il n’y avait pas de structures publiques pouvant s’occuper des délinquants juvéniles ! Dans les pays où la peine de mort a encore cours, c’est en général toute l’infrastructure sociale et judiciaire qu’il faut revoir. Et toute avancée dans le domaine de la démocratie, du progrès social et des droits de l’homme est une victoire pour notre cause.

Existe-t-il des risques de retour en arrière dans certaines régions ?

Là où il y a des conflits, où il y a des régimes populistes, il y a un danger. Nous avons un exemple très marquant sous les yeux en Europe, c’est celui du Bélarus. Depuis quelque temps, le Bélarus a inclus dans les motifs de condamnation à mort la « tentative d’acte de terrorisme », donc les activités terroristes présumées. Quant à la Chine, bien qu’elle ne publie pas ses chiffres, nous savons que de nombreuses personnes y sont régulièrement exécutées.

Je tiens aussi à mentionner le cas particulier des « disparitions inexpliquées », des gens dont on perd la trace, dont on ne sait pas s’ils ont été tués ou envoyés quelque part. D’une certaine manière, cela entre également dans cette catégorie. Ce n’est bien sûr pas une peine de mort dans le cadre juridique, mais il faut quand même bien voir que dans de nombreux États, des gens sont exécutés de manière extralégale.

En fin de compte, on en revient toujours à cette question centrale de l’existence ou non d’une division des pouvoirs, de la séparation de la justice et de la politique, mais aussi de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. On risque un retour en arrière sur la peine de mort dans tous les pays où la démocratie est mise en danger, où le régime devient plus restrictif, et où la peine de mort va être utilisée comme un outil de répression et de dissuasion. Actuellement, le monde est si imprévisible, marqué par les guerres et la montée en puissance des droites extrêmes, qu’on ne peut pas l’exclure.

Que peut-on faire, en tant que citoyen, pour participer à ce combat contre la peine de mort ?

La société civile a évidemment un rôle important à jouer, sous des formes très diverses : activisme politique en faveur de l’abolition, documentation des cas, pression de la société sur les dirigeants politiques… Cela peut également passer par les films, par la culture populaire, par l’engagement des artistes qui donnent de la visibilité au sujet… Mais il revient en premier lieu aux États de soutenir et d’encourager les pays qui s’engagent dans cette voie et, d’une manière plus générale, de promouvoir les efforts démocratiques dans le monde.

Comment argumenter en faveur de l’abolition face à des États qui la pratiquent encore ?

Dans l’absolu, il s’agit d’insister sur le fait qu’un État ne doit pas se mettre au même niveau que les assassins et répondre de la même manière. Il faut affirmer très clairement que la dignité humaine est inviolable, que nous n’avons pas le droit d’ôter la vie à quelqu’un. Mais dans les faits, il ne sert souvent à rien d’essayer de convaincre ces pays. Si je dis à l’Arabie saoudite « ce que vous faites est inhumain », on me répond que c’est la loi de la charia, et on me prie de ne pas m’en mêler. Je pense qu’il est très important de faire pression sur les pays qui ne respectent pas les droits de l’homme et de les pousser à adhérer au droit européen, c’est la seule manière d’aider les personnes concernées. En même temps, on ne peut pas refuser de traiter avec tous les pays qui auraient les mains sales, sinon nous n’aurions plus aucun partenaire, pas même les États-Unis. Il est donc crucial, à mes yeux, de maintenir le dialogue et d’essayer de faire en sorte que le respect des droits de l’homme soit au cœur des relations bilatérales et multilatérales.

Les États et les organisations internationales ont-ils une réelle marge de manœuvre ?

Nous pouvons déjà faire avancer les choses par le biais de la diplomatie, en faisant en sorte que la peine de mort et les droits humains soient toujours abordés dans les discussions bilatérales et que, dans toutes les discussions entre États, la question soit à nouveau soulevée. Je reconnais d’ailleurs que, dans le passé, l’Allemagne n’a pas toujours mis les droits humains au premier rang des relations internationales – et c’est encore parfois le cas aujourd’hui. Il faut que nos relations économiques respectent ces principes. Nous devons nous servir du poids que nous pesons dans ce domaine pour faire pression.

Prenez l’exemple de la Chine : nous pouvons réduire nos échanges commerciaux ou les conditionner à des demandes concrètes, en l’occurrence stopper le traitement inhumain de la population ouïghoure. Autre exemple : nous pouvons activement refuser de commercialiser certains produits qui sont directement liés à la peine de mort. Depuis 2005, l’UE a ainsi adopté un règlement qui limite le commerce de produits utilisés lors des exécutions, notamment les barbituriques.

Enfin, nous pouvons soutenir et encourager les pays qui, s’ils n’ont pas encore aboli la peine de mort, font preuve de bonne volonté et semblent sur la voie d’une libéralisation. Dans ces cas, notre soutien sera plus global. Il pourra notamment passer par une aide politique à la transformation du pays en État de droit. C’est aussi cela l’objet du congrès organisé par Ensemble contre la peine de mort qui se tiendra à Berlin du 15 au 18 novembre 2022 : nous n’invitons pas seulement les pays qui ont aboli la peine de mort, mais tous ceux qui témoignent un peu d’intérêt pour cette cause, qui acceptent de passer au moratoire, ou bien de commuer les peines de mort en prison à vie. En nous montrant ouverts, nous pourrons établir de nouveaux partenariats, de nouvelles coopérations, et faire avancer notre cause, pas à pas. 

 

Propos recueillis par Lou Héliot

 

 

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