Melissa Lucio était de ces citoyens dont l’Amérique pouvait se passer. Une Hispanique dont la disparition n’aurait en rien affecté le bon fonctionnement de la société. Au contraire, cette femme de 38 ans était un poids. Mère de douze enfants, bientôt quatorze, tous de pères différents, elle vivait dans un taudis et subsistait grâce aux aides sociales de l’État. C’était une mère laxiste, voire négligente. Une tache sur le drapeau immaculé de l’Amérique. Un boulet dont le pays se passerait bien.

Quand sa dernière enfant, Mariah, 2 ans, est morte d’un traumatisme crânien, un simulacre d’enquête a suffi. L’apathie de la mère lors de son interrogatoire venait confirmer l’intuition des policiers, du procureur et de son propre avocat : Melissa Lucio était coupable. Qui d’autre, sinon elle ? Cette mère irresponsable, droguée et incapable. En 2007, Melissa Lucio a été condamnée pour infanticide, devenant la première femme hispanique à entrer dans le couloir de la mort au Texas.

J’ai rencontré Melissa par hasard, alors que je réalisais un documentaire sur les femmes condamnées à mort. Derrière la paroi de plexiglas qui la privait de tout contact humain, elle m’a dit : « Vous êtes la première journaliste à venir me voir. » J’ai compris très vite que je devais effectuer l’enquête qui n’avait jamais été faite et que je devais raconter son histoire.

Seuls deux ou trois articles avaient été publiés à son sujet, dans la presse locale. Melissa Lucio n’était personne, à tel point que j’ai peiné à retrouver le nom de son avocate. En épluchant tous les documents liés à l’affaire, en parlant à sa famille que personne n’avait jamais interrogée, j’ai constaté que le dossier était vide. Rien n’incriminait cette mère qui, selon les services sociaux, n’avait jusqu’alors jamais fait preuve de violence sur ses enfants. Son fils, par ailleurs, affirmait avoir vu Mariah, avant sa mort, tomber dans les escaliers. Sans qu’aucune chance ne lui soit laissée, Melissa Lucio a été broyée par le système judiciaire américain.

Son cas n’a rien d’exceptionnel. Aux États-Unis, le couloir de la mort est peuplé d’individus qui n’ont jamais eu d’autre option que d’y pourrir. Avant de s’y retrouver, la plupart des condamnés se voient proposer un « deal » : plaider coupable en échange d’une peine de trente ans. L’État économise en évitant un procès et passe à l’affaire suivante plus rapidement. Ceux qui osent décliner sont plus sévèrement jugés. Melissa a décliné, pensant pouvoir se battre. Elle ignorait qu’aux États-Unis, toutes affaires confondues, la défense perd dans 95 % des cas.

Au pays de la liberté, 15 % des prisonniers sont incarcérés à tort

Autre statistique notable : au pays de la liberté, 15 % des prisonniers sont incarcérés à tort. Il ne passe pas un mois sans que l’un d’entre eux ne soit innocenté après des décennies derrière les barreaux. Mon documentaire s’inscrit dans une lignée de films visant à mettre un coup de projecteur sur ces affaires bancales, sur ces condamnations à mort d’hommes et de femmes dont la culpabilité est incertaine. Avec sa minisérie Dans leur regard, qui a permis la mise en examen d’une procureure, la réalisatrice Ava DuVernay a initié un mouvement de dénonciation du système judiciaire américain par le biais du cinéma. C’est notre rôle à nous, cinéastes, journalistes, de rendre publiques ces histoires, car l’anonymat des accusés équivaut à une condamnation certaine.

Avec L’État du Texas contre Melissa, j’ai voulu montrer ce qu’était la peine de mort : une condamnation réservée aux pauvres, aux Noirs, aux Latinos, à ces êtres considérés comme imparfaits par la société et qui n’ont ni les armes financières ni le bagage intellectuel ou psychique pour se battre. Les femmes qui attendent dans le couloir de la mort portent en elles tous les stigmates des victimes. Elles ont été abusées, violées, détruites dès leur plus jeune âge. Comme Melissa.

Le système carcéral américain est directement hérité de l’esclavage. Les minorités ne sont plus exploitées à domicile, mais dans les prisons, garantissant une manne financière énormissime. Ce phénomène a lieu sous nos yeux. Effectuez une recherche sur Google et vous trouverez des photos de prisonniers noirs de la prison Angola, en Louisiane, travaillant dans des champs de coton, surveillés par des gardes blancs à cheval. La prison débarrasse la société d’une part de la population dont elle ne veut pas. La peine de mort est l’aboutissement de cette logique-là. La plupart des Américains n’en sont pas conscients.

Certains condamnés à mort peuvent passer leur vie à attendre une date d’exécution. Celle de Melissa est tombée plus vite que prévu. Le bureau du procureur, fragilisé par les dénonciations portées par mon film, a cherché à en finir rapidement. J’ai dû partir en guerre. Avec la famille de Melissa, nous avons parcouru le Texas pour supplier ses habitants de regarder ce film qui leur permettrait de comprendre ce que le Texas s’apprêtait à faire. Grâce au festival de Tribeca, le New York Times s’est à son tour emparé de l’histoire. Trente minutes avant l’exécution, la cour d’appel du Texas a demandé un report. Quand elle a appris la nouvelle, Melissa était, depuis deux jours, enfermée dans une cage, ceinturée de toutes parts. C’est ainsi que l’on entrepose les corps encore vivants et encombrants des condamnés, en attendant l’instant où l’on forcera, par deux injections, leur âme à les quitter, sous le regard de ceux qui les ont aimés. 

Conversation avec MANON PAULIC

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