Quelles sont les principales lignes de fracture mises en évidence par les dernières élections ?

Bien entendu, il y a des inégalités économiques et un problème d’ultra-concentration des richesses, mais la France est une société moins inégalitaire que l’Angleterre ou les États-Unis grâce à la générosité de son État-providence. La principale fracture est de nature territoriale : elle oppose des lieux qui offrent d’importantes opportunités, comme les cœurs d’agglomération, et d’autres qui en offrent beaucoup moins, comme la ruralité ou certains quartiers. Ensuite, il y a une ligne de fracture d’ordre symbolique entre « les diplômés manipulateurs de symboles », qui ont accès à des emplois bien rémunérés et valorisés, ouverts sur le monde, et ceux qui exercent des métiers « de la main ou du cœur », selon l’expression de l’essayiste britannique David Goodhart, les métiers manuels ou du care.

Comment expliquer cette fragmentation ? 

Notre vie politique et sociale repose sur des fondements bâtis à la Libération qui sont aujourd’hui tous en crise. Le fondement productif – la croissance et la richesse qui reposaient sur l’industrialisation et les grandes entreprises, notamment publiques – ne tient plus depuis que la désindustrialisation s’est accélérée et que les grands groupes français qui tirent l’économie du pays se sont profondément « dénationalisés », aussi bien dans leur actionnariat que dans leurs opérations. Le fondement social, aussi : la richesse produite sert à financer un système social généreux et des services publics importants, mais ce système est cassé. Il y a des inégalités criantes d’accès aux soins, des problèmes graves de transport, une école qui ne tient plus sa promesse républicaine de mobilité sociale… Quant au troisième fondement du modèle français de 1945, celui de la confiance en l’avenir, il est en crise. De Gaulle avait compris qu’il fallait investir le terrain de la modernisation économique et de la fierté technologique. Aujourd’hui, la classe politique donne l’impression de ne gérer que le déclin. Tant que l’on n’aura pas construit un nouveau modèle , on ne réussira pas à surmonter nos fractures. D’autant que le Rassemblement national et, dans une moindre mesure, la France insoumise sont des rentiers du déclin : ils captent différentes colères sociales et les capitalisent, tandis que le centre ne parvient pas à réenchanter sa politique et propose quelque chose de fade, de gestionnaire, de plus en plus arrogant et même autoritaire à mesure qu’il est mis en difficulté. 

Quel message ont envoyé les électeurs français ?

Qu’aucun de ces partis ni dae ces blocs ne mérite d’être majoritaire à lui seul. Cela signifie que nous allons être obligés de revenir aux fondements de notre Ve République, qui est en vérité beaucoup plus pluraliste et parlementaire qu’on ne le croit. Souvenons-nous du discours de Bayeux du 16 juin 1946, dans lequel de Gaulle exposait une vision institutionnelle dont la Constitution de 1958 sera le reflet : « Au chef de l’État la charge d’accorder l’intérêt général quant au choix des hommes, avec l’orientation qui se dégage du Parlement. » Le président doit tenir compte, pour former le gouvernement, des sensibilités politiques qui se dégagent du Parlement. Plutôt que la fuite en avant bonapartiste, il nous faut revenir à l’esprit de ces institutions qui sont beaucoup plus pluralistes qu’on ne le pense. Le président de la République ne doit plus se prendre pour le maître des horloges, mais comprendre qu’il est plutôt un accordeur de piano chargé de produire de l’harmonie politique à partir de la biodiversité présente à l’Assemblée. 

Après des mois de débat public violent, une telle harmonie est-elle envisageable ? 

C’est notre responsabilité ! Nous ne sommes pas condamnés à être un peuple de « Gaulois réfractaires » incapables d’accéder à une vie politique apaisée semblable à celle que connaissent nos voisins européens. Il faut que notre démocratie passe à l’âge adulte. 

Comment ?

Avant de choisir les hommes et les femmes qui gouverneront, il faut réfléchir au mandat sur lequel une majorité parlementaire et sociale peut se retrouver. Ce mandat doit répondre à quatre urgences.

« Quatre chantiers urgents : le sentiment de déclassement, le pouvoir d’achat, rénover l’action publique et instaurer la proportionnelle »

La première, c’est le sentiment de déclassement et de mépris qui a particulièrement explosé au moment des Gilets jaunes, de la réforme de la retraite, des émeutes dans les banlieues, ou de la crise des agriculteurs. Des pans entiers de la société ont le sentiment d’être méprisés par des représentants qui semblent de plus en plus éloignés de leurs préoccupations. Sur ce terrain, il faut acter l’échec du macronisme, mais cette cassure peuple-élites et Paris-province vient de beaucoup plus loin. Remédier à cela ne peut passer que par des gestes et des décisions fortes. Pourquoi ne pas déménager l’ensemble des ministères et des administrations centrales dans une ville moyenne comme Châteauroux ou Nevers ? 

Quelles sont les autres urgences ?

Refonder nos services publics. L’école, la santé, les transports publics, notamment les lignes de train du quotidien, la petite enfance sont déglingués… Les riches mettent leurs enfants dans des écoles privées et se soignent dans des cliniques. Le niveau de prélèvement qui pèse sur les classes moyennes ne cesse d’augmenter alors que la qualité du service n’est plus au rendez-vous. Nous sommes coincés dans un faux débat entre une gauche qui veut embaucher et dépenser à tout-va et une droite qui veut tout privatiser. C’est un faux débat qui obscurcit le vrai enjeu : repartir du premier kilomètre, au niveau de l’usager, pour réinventer les services publics. Les chefs d’établissement scolaire et leurs équipes seraient responsables de 90 % de leur budget et non plus de 10 %, tout comme les commissaires de police ou les directeurs d’hôpitaux. Ils sont les mieux à même de savoir comment allouer leurs ressources. Il faut une autonomie maximale des équipes en lien avec les usagers, avec une capacité à expérimenter.  

Quel est le troisième chantier ?

Le pouvoir d’achat, un sujet qui implique la production de richesses. Sur ce point, il y a une continuité des politiques menées depuis 2014 pour attirer des investissements, faire baisser le chômage et réindustrialiser le pays. Ce serait une régression terrible de revenir sur cette politique de l’offre. Cette dernière doit néanmoins être écologique : il faut à la fois créer de la richesse et décarboner notre économie. On peut s’inspirer de ce que Biden a pu faire aux États-Unis en relançant une industrie performante, décarbonée, qui crée des emplois de qualité et reconstitue un tissu syndical. En somme, une politique de l’offre conditionnée : on subventionne les entreprises, mais pas sans contrepartie, pas sous forme de cadeau comme a pu le faire Macron avec la suppression de l’ISF.

 

Et le quatrième chantier ?

C’est peut-être le plus urgent. Il faut faire évoluer notre système démocratique avec une décision simple, instaurer la proportionnelle. Les trois blocs y sont favorables : Marine Le Pen en parle depuis longtemps ; Emmanuel Macron l’avait promise en 2017 et le Nouveau Front populaire l’a intégrée dans son programme.

Quels en seraient les avantages ?

Chacun pourrait recommencer à voter pour le parti qui correspond le mieux à sa sensibilité politique. Et personne n’ayant de majorité absolue, cela nous permettrait d’entrer dans une logique de coalition. Les formations ayant les programmes les plus proches négocient en transparence en établissant des points de rapprochement et des lignes rouges. La politique fonctionne ainsi en Allemagne. Cela peut apaiser les relations entre les partis politiques. Pendant une campagne, vous n’insultez pas les dirigeants des partis avec qui vous allez négocier deux mois plus tard. 

La proportionnelle n’est-elle pas synonyme d’inaction ?

C’est tout le contraire. Il ne se passe pas grand-chose en France depuis trente ans, dans un système monarchique où la majorité parlementaire obéit au doigt et à l’œil à un président qui concentre tous les pouvoirs, mais est rapidement frappé par l’impopularité. En France, on peut décider très vite, mais il nous manque deux choses essentielles : en amont, un large consensus et, en aval, une réelle capacité d’exécution.

Peut-on aboutir à un consensus sur la question des retraites ? 

Sur ce sujet, il aurait fallu engager une réforme en profondeur, c’était le projet avorté de la retraite à points porté par la CFDT. C’eût été beaucoup plus fécond que le simple recul de l’âge de départ, une réforme comptable et paresseuse, qui ne règle rien des déséquilibres du système. Mais, aujourd’hui, je crains qu’il n’y ait trop de désaccords, je ne mettrais pas cette mesure à l’agenda d’un gouvernement de transition ou d’urgence républicaine. Je pense qu’il faudrait plutôt s’engager à geler temporairement le niveau des prélèvements et des dépenses, déjà très élevé, et réformer à finances constantes, sans creuser le déficit, voire en tentant de le résorber car notre situation est catastrophique.

Et sur le pouvoir d’achat ? 

Plutôt que de politiques uniformes décidées d’en haut comme la hausse du Smic, il me semble qu’on devrait s’inspirer du programme de Keir Starmer, le leader du Labour qui vient d’obtenir une écrasante majorité au Royaume-Uni. L’action proposée est centrée sur l’amélioration concrète de la vie quotidienne des Britanniques : sur le CO2, combien de tonnes je supprime ? Comment je réduis les heures d’attente aux urgences ? Comment j’améliore la mixité à l’école ? C’est plus modeste mais cette réparation du quotidien des services publics, c’est ce que les gens attendent. Retrouver du pouvoir d’agir, du pouvoir de vivre.

Comment rassembler sur un sujet aussi clivant que la sécurité ?

La sécurité est un service public comme l’école, le train ou l’hôpital. Une police de proximité serait susceptible d’améliorer la situation en rapprochant les forces de l’ordre et les citoyens, et cela n’a rien à voir avec du laxisme : avec une très bonne connaissance du tissu social et des types de délinquance, on peut travailler aussi bien sur la répression que sur la prévention.

La crise actuelle peut-elle déboucher sur un changement de pratique politique ?

Les Français n’attendent que cela mais je crains que l’obstacle vienne de dirigeants médiocres qui ne pensent qu’à 2027. La fenêtre de tir est très étroite : si l’on ne réussit pas à faire de cette crise un moment de refondation démocratique, on peut ensuite aller vers le pire pour la France ; et ce qui ne s’est pas passé le 7 juillet, la victoire du RN, finira par arriver. En 1945, quand la France était à reconstruire, le mouvement est venu de l’État, car le patronat était discrédité et la société en miettes. Aujourd’hui, la société civile et les entreprises sont en avance. Il faut que les politiques deviennent des médiateurs et des traducteurs des expériences formidables qui se nouent un peu partout dans le pays. Il faut qu’ils sortent de leur côté démiurgique, ils n’ont aucune baguette magique : le roi est nu. Il faut qu’ils assument l’humilité de leur position, qui doit devenir pastorale. Un berger plutôt qu’un roi. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT & PATRICE TRAPIER

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