En ce 7 juillet, deux demoiselles voilées sortent de l’isoloir et se dirigent vers l’urne. Elles ont tout juste 18 ans. « C’est bien de venir voter », les encourage une assesseuse. « Ah, cette année, il faut ! », répond l’une d’elles, l’air affolé.

Reliée à Paris par une demi-heure de train, Tournan-en-Brie, 8 400 habitants, fait partie de la France où le RN est resté légèrement minoritaire. On y trouve un collège, un lycée, une petite clinique… Malgré une poussée historique pour la commune, le candidat d’extrême droite, qui a rassemblé 43,50 % des voix dans la ville, a été devancé par une candidate socialiste. Dans la file des votants, il y a des habitants de logements sociaux mais aussi des fonctionnaires, des cadres du parc Eurodisney tout proche ou encore des employés parisiens, qui prennent le train tous les matins. Au soir du 7 juillet, l’ambiance dans les rues était au soulagement ; rares ici sont les habitants qui assument voter RN.

Chaque kilomètre qui éloigne de Paris fait gagner des voix au Rassemblement national

L’impression de trimer sans s’en sortir

Mais à la gare de Tournan, si les rails filent d’un côté vers Paris et ses salaires de classe moyenne, de l’autre ils s’enfoncent dans la Brie, terre de céréales, de forêts et de petits villages. On y travaille plutôt dans le BTP ou les entrepôts logistiques. Certains bureaux de poste ferment, des distributeurs automatiques de pain remplacent des boulangeries. Et les rares familles racisées sont d’origine antillaise ou, depuis plus récemment, asiatique.

Sur cette ligne de train Tournan-Coulommiers, chaque kilomètre qui éloigne de Paris fait gagner des points à l’extrême droite. Premier arrêt, au bout de 6 minutes : Marles-en-Brie, 1 850 habitants et 45 % des suffrages pour le RN le 7 juillet (30 % des inscrits). Gare suivante : Mortcerf, un peu moins peuplée, 54 % pour le RN (38 % des inscrits).

Faut-il en conclure que l’éloignement géographique creuse la différence entre votants des villes et votants des champs, à mesure que l’abandon de l’État se ferait plus prégnant ? À Mortcerf, on lit sur la vitrine d’un commerce : « Ici, les services publics ont été incapables de sauvegarder notre pharmacie. » 

Pourtant, dans les discussions, ce n’est pas la vie rurale qui semble pousser au vote RN, mais bien l’impression de trimer sans s’en sortir. Adossé à une vieille Peugeot rouge, Martial Caretti raconte sa carrière d’éboueur, puis de chauffeur poids lourd. Après 44 ans de travail, il touche 1 650 euros de retraite. « Avant je pouvais partir un peu en vacances et m’offrir un resto de temps en temps, dit-il. Maintenant, je n’achète presque plus de viande, et le poisson c’est fini. » Le sexagénaire aurait aussi grand besoin d’un dentier. « Mais ils disent que c’est un luxe. On s’en sort plus ! », grogne-t-il en roulant une cigarette. « Macron a promis d’augmenter les petites retraites mais c’était encore un mensonge. »

 

« La politique est toujours aussi vicieuse »

Pour le géographe Olivier Bouba-Olga, du laboratoire Ruralités de l’université de Poitiers, s’il existe bien une différence de score du RN entre villes et campagnes, l’explication serait plus sociologique que géographique. En effet, le parti réalise ses meilleurs scores parmi les ouvriers (57%) et les non-bacheliers (49 %), des populations surreprésentées dans les villages. Après avoir comparé les votes mais cette fois à âge et à niveau d’études similaires, le chercheur conclut : « Pour l’essentiel, cette différence dans le vote RN entre ruraux et urbains est un effet de diplôme et d’âge, bien plus qu’un effet de localisation. »

Et si, dans ces villages, c’était surtout avec les élites que la rupture était consommée ? à Mortcerf, sur le trottoir écrasé de soleil, Sylvie marche lentement en tenant le bras d’une vieille femme handicapée. Éducatrice spécialisée, elle est retournée aux urnes pour les législatives après douze ans d’abstention. « La dernière fois que j’avais voté, c’était pour Hollande, j’y avais cru, raconte-t-elle. Mais les politiques sont toujours bloqués par les autres partis, ils ne peuvent pas appliquer leurs idées. » Cette fois, c’est un bulletin RN qu’elle a glissé dans l’urne. « C’est pas le meilleur des partis, mais ils avaient des idées pour nous, le petit peuple. Comme bloquer les prix des produits de première nécessité. » Mais encore une fois, Sylvie a été déçue, cette fois à cause de « l’alliance à gauche, en dernière minute, qui ne va rien donner ». D’une moue résignée, elle conclut : « La politique est toujours aussi vicieuse. »

 

Une inscription en lettres rouges : « Bosseur »

En cette fin de journée, les travailleurs se retrouvent pour une bière au bar-tabac-PMU de Mortcerf. Pierre Guesdon, 61 ans, explique qu’il est officiellement à la retraite depuis peu, mais « obligé » de continuer à travailler. « Une fois payées toutes mes factures, il me reste 268 euros pour vivre », se désole le menuisier, les mains posées de part et d’autre de sa bière.

« C’est pas normal, Pierre, t’as bossé toute ta vie », s’insurge son jeune acolyte, Vincent Ferreira, 22 ans, micro-entrepreneur en ferronnerie. Lui aussi a le sentiment de faire du surplace. « À mon âge, les anciens pouvaient acheter une maison, s’indigne-t-il. Moi, je bosse comme eux, mais je n’arrive pas à prendre un crédit ! » 

D’origine portugaise, il tempête contre l’immigration – « extra-européenne », précise-t-il – qui a « détruit ce pays ». Un voisin passe récupérer un colis au bar et l’alpague : « T’es en guerre ou quoi ? Le problème, c’est pas l’immigration, c’est l’assistanat ! » Et les anecdotes de pleuvoir : untel qui vit du RSA et des allocations familiales, ces jeunes qui « travaillent six mois puis se mettent au chômage »… Sur le tee-shirt du menuisier, un mot s’affiche en grandes lettres rouges : « Bosseur ». Entre ceux de sa trempe et les autres, qui ne sortiraient jamais du lit, voilà une autre ligne de fracture, profonde et amère.

Concentrée sur les fraudes des « petits », la conversation n’aborde jamais l’évasion fiscale, ni le fait que les Français les plus riches paient proportionnellement moins d’impôts que la moyenne. Pour tous ceux qui prennent la parole autour du comptoir élimé, l’espoir ces derniers temps a pris la forme de deux lettres : R et N. Seul un ancien élu municipal, employé au Auchan du coin, nage à contre-courant : « Moi je suis plutôt centre droit. – Sérieux ? Je te paie plus de bière ! s’insurge Vincent Ferreira. –  Au moins j’assume. Ici, tout le monde n’ose pas dire qu’il vote Macron. »

En quelques stations de train, la honte a changé de camp.

 

« Quand on aime l’histoire et qu’on est un peu chauvin… »

Il est 17 h 30, la pizzeria Iron Man ouvre boutique. À la gare, les barrières du passage à niveau annoncent l’arrivée du train en provenance de Paris. Chloé, la vingtaine blonde, patiente sur le parking, un chien de combat staff à l’arrière de sa Seat. Ce qui la motive à voter RN, c’est un sentiment d’insécurité. « En tant que femme, j’ai subi pas mal de problèmes à Paris de la part d’étrangers, dit-elle en caressant son ventre arrondi par la grossesse. Et il faut qu’il y ait moins de violence à l’école. Ici ça va, mais sur les réseaux sociaux j’ai vu des interviews de profs qui se sont fait agresser. »

Son mari Matis, tout juste descendu du train, arbore une moustache en croc et des tatouages jusque sur le visage. À 22 ans, il est couvreur et « anarchiste passé à l’extrême droite ». Dans sa bouche, les failles entre les Français deviennent civilisationnelles. « Quand on aime l’histoire et qu’on est un peu chauvin comme moi, c’est flagrant que plein de trucs ne vont pas, assure-t-il. L’immigration de masse, le wokisme, la propagande LGBT… On détruit des églises mais on construit des mosquées partout ! » 

Avant le second tour, il se réjouissait de voir le RN l’emporter, mais anticipait aussi des émeutes et des pénuries à cause des « mecs des cités ». Pour lui, c’est sûr, le pays avance vers la guerre civile. Deux mots tatoués apparaissent sur ses paupières chaque fois qu’il cligne des yeux : The End

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