Le pire attend et beaucoup l’espèrent
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On attribue à Léopold Sédar Senghor, bien que je n’aie pas encore trouvé leur trace dans ses écrits, ces mots : « Les racistes sont des gens qui se trompent de colère. » Ce presque alexandrin, impeccable et lumineux, séduit ; on voudrait le citer toujours avec le sentiment d’éclairer une partie du problème du racisme. Mais il y a l’épreuve du réel : que le Rassemblement national constitue désormais le parti (et non l’alliance) politique qui convainc le plus de Français engrise la phrase.
Il est trop optimiste de croire que les racistes se trompent « seulement » de colère
Il est trop optimiste de croire que les racistes se trompent « seulement » de colère. Je les regarde et, de plus en plus, je vois des racistes : des gens qu’un rejet assumé et dirigé de l’altérité habite. Ils savent ce qu’ils font, pour quoi ils votent et contre qui. On en entend, du commun lot, qui invoquent la colère ou la peur, comme si elles justifiaient leur adhésion à une politique raciste, et qu’il fallait non seulement comprendre leur choix, mais ignorer ce qu’il produit dans le réel. Est-on obligé d’aller vers un parti xénophobe parce qu’on a peur ou qu’on est en colère ? Il est possible que tous les électeurs du Rassemblement national ne soient pas essentiellement racistes (il n’y a pas d’ontologie raciste, mais mettons), il demeure toutefois que le substrat idéologique de ce parti l’est : y souscrire signe par conséquent des épousailles avec le racisme. Et s’il existe, du point de vue des conséquences, une différence entre être raciste et soutenir une formation politique raciste, j’attends qu’on me l’indique. J’ajoute, bien qu’il me paraisse heureusement moins fréquent, qu’il existe un racisme de gauche qui, lorsqu’il s’exprime, n’envie rien à celui de l’extrême droite. Il est même plus insidieux, puisqu’il est souvent involontaire et drapé dans une bonne conscience béate et aveugle.
Nul ne peut empêcher un individu majeur et doué de raison d’avoir une pensée raciste. Il est en revanche possible et nécessaire de se battre : pour que ce délit ne devienne pas une opinion et cette opinion une parole publique sans empêchements ; pour que ce qui relève de tristes idées personnelles ne mue pas en agression structurelle ; pour que le racisme de certains individus ne nuise pas à d’autres parce que des politiques et des lois l’auraient entériné. Or la banalisation – médiatique et sociale – des idées du RN engendre (ou est engendrée par) une banalisation du racisme et de l’arsenal rétrograde, rance, qui lui fait habituellement cortège : l’antisémitisme, l’inculture ou la manipulation historique, la simplification du réel, la misomusie* pompière, le sexisme encouragé, l’homophobie ouverte, le virilisme lourd, la biologisation de l’espace social, la violence symbolique, verbale, physique. Le pire attend et beaucoup l’espèrent. Un triomphe politique majeur du RN suffira à le déchaîner dans les institutions et dans la vie quotidienne, avec la légitimité qu’accorde la normalisation, le zèle qu’absout l’impunité, la violence que stimule et protège le nombre.
Voilà pourquoi je vois dans l’arrivée en tête du NFP au second tour des législatives un soulagement. D’un certain point de vue, c’est une victoire, étonnante par la manière et la brièveté de sa construction : peu avaient envisagé une telle réaction de la gauche dans un scrutin dont l’issue paraissait jouée d’avance. Comme étranger, j’éprouve de la reconnaissance envers celles et ceux qui ont empêché le RN de commencer à gouverner la France. Je ne pressens que trop bien ce que nous autres devrions subir de plus. Mais la victoire est inquiète : un sursaut donc un sursis, le pire différé. On ignore combien de temps ce pays lui échappera encore ; combien de temps les barrages tiendront ; combien de fois, après avoir soutenu ou trop mollement combattu de déshonorantes idées, des formations politiques de droite comme de gauche prendront encore en otage tant d’électeurs par leurs émotions. Un jour, ces derniers en auront marre et je les comprendrai.
On ne peut résoudre un problème qu’on n’assume pas d’avoir engendré
Que faut-il faire contre la montée du racisme en France, alors même que le parti qui en porte les idées est le plus populaire du pays ? Je l’ignore, mais je veux insister sur deux faits.
Premièrement : il y a une contradiction intenable dans le fait d’admettre le RN dans le giron républicain et démocratique quand certaines de ses idées et mesures sont non seulement antirépublicaines et autoritaires, mais partagées par le camp dit « républicain » depuis longtemps. Des odieux débats sur l’identité nationale à l’ignoble loi immigration, une politique et une rhétorique d’extrême droite ont triomphé, sans que l’extrême droite soit formellement au pouvoir. Qu’en déduire ?
Deuxièmement : tant qu’on n’aura pas regardé avec lucidité le passé colonial de la France, mais sans la réduire à cet aspect, tant qu’on n’aura pas sérieusement accepté et politiquement assumé le tribut de cette histoire, tout ce qu’elle a détruit et engendré, aucune avancée antiraciste majeure ne sera possible.
Ces deux aspects posent la même vieille question : celle de la responsabilité historique et morale. On ne peut résoudre un problème qu’on n’assume pas d’avoir engendré. Cela se fera peut-être un jour. Mais je perds espoir parfois. Et alors je retourne aux vers, authentiques, ceux-ci, du poète :
« Ah ! Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France. Ce masque de petitesse et de haine pour qui je n’ai que haine – mais je peux bien haïr le Mal… ». Le poème dont ils sont tirés s’intitule Prière de paix.
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