La France paraît aujourd’hui divisée en trois grands blocs politiques. Cela correspond-il à trois blocs de société avec des visions du monde radicalement différentes ?

Certains sujets font consensus au sein de deux, voire trois de ces familles politiques – l’importance de la question du pouvoir d’achat ou le poids des déserts médicaux, par exemple, dépassent les clivages partisans. Mais ces trois blocs correspondent quand même, peu ou prou, aux clivages structurants qui régissent aujourd’hui la société française. Dans le bloc du centre et de droite, on va plutôt retrouver la France qui se dit heureuse et qui affiche une certaine confiance dans l’avenir. Le bloc du RN est, lui, largement composé de gens qui se disent, au contraire, dans la France du malheur, du déclin, celle qui éprouve une angoisse forte par rapport à l’avenir. Et enfin, dans le bloc du Nouveau Front populaire, on trouve une population plus disparate, mais dont le trait commun n’est pas le bonheur ou le malheur, mais plutôt la colère à l’égard d’un certain nombre de sujets qui vont de l’évolution des valeurs à la crise démocratique et au non-traitement de la question écologique. Et si l’on creuse encore un peu plus, on s’aperçoit que la ligne de fracture entre ces trois blocs suit l’impression de maîtrise.

C’est-à-dire ?

Ce qui va distinguer ces trois blocs, c’est l’impression de maîtriser sa propre vie : est-ce que je possède une maîtrise sur mon temps, sur mes activités, sur mon budget, mais aussi sur mon avenir, ou est-ce que j’en suis entièrement dépourvu ? Au sein du bloc RN, le point commun est le sentiment d’une perte de maîtrise totale sur le cours des choses – sur sa vie propre, mais aussi sur l’accélération technologique, l’évolution des mœurs, etc. A contrario, il y a un sentiment de maîtrise beaucoup plus fort au centre et à droite et, dans une moindre mesure, au sein de l’électorat du NFP, où l’inquiétude pour l’avenir est moins individuelle que collective : on s’inquiète surtout pour l’avenir de la société. 

Les questions subjectives, émotionnelles, comptent-elles plus que les données socio-économiques traditionnelles ?

La grille de lecture émotionnelle est beaucoup plus pertinente aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a dix, vingt ou trente ans pour expliquer un certain nombre de comportements électoraux. Elle est désormais devenue presque centrale, mais elle n’explique pas tout pour autant. Dans les fractures entre ces trois blocs, il y a des éléments de vie objectifs. Le plus évident, ce sont les différences territoriales qui se sont exprimées dans le vote, avec en particulier une quasi-disparition de la gauche dans les zones rurales, ce que l’on appelle la France des sous-préfectures. Il y a désormais des pans entiers de la société française où la gauche est absente, où elle est considérée comme complètement étrangère, voire nuisible à la vie des individus. Et, a contrario, le RN est totalement inexistant dans d’autres pans du pays, principalement dans les grandes métropoles. Ces fractures territoriales sont le reflet de modes de vie très différents, où la hiérarchie de ce qui est important ou non peut varier fortement. Lors de ces élections, la question du prix du carburant et de la voiture, par exemple, a été un enjeu majeur de mobilisation dans les campagnes, alors qu’elle était quasi absente dans les grandes villes. Idem pour les déserts médicaux, dont les populations urbaines sont pour le moment relativement préservées. Cela rend beaucoup plus difficile la pratique de la politique, car il devient compliqué de proposer des discours ou des mesures consensuels à un électorat de plus en plus segmenté, où les façons de travailler, de se divertir, de s’informer, de se déplacer, de consommer s’éloignent peu à peu, où les représentations culturelles de ce que doivent être la France ou sa propre vie divergent d’un territoire à l’autre.

« À force de voir la société se constituer en archipel, le risque majeur est de ne plus pouvoir faire société du tout »

Est-il possible de sortir de ce constat d’une société archipélisée ?

Le morcellement de la société est un fait indéniable. Pour autant, on ne peut pas s’en satisfaire, car à force de voir la société se constituer en archipel, le risque majeur est de ne plus pouvoir faire société du tout. Il faut donc comprendre les ressorts qui pourraient nous permettre de sortir de ce phénomène, comprendre comment retrouver des fondations communes pour sortir de cette vision déprimante et, pour tout dire, assez désarmante.

Avec la Fondation Jean-Jaurès, vous avez publié il y a quelques mois une grande étude sur la société idéale des Français. Offre-t-elle des pistes de ce point de vue ?

Il y a, hélas, une forme d’incapacité des politiques, notamment à gauche, à dessiner un avenir désirable, à dire : « Voilà la société que nous vous proposons de construire avec nous, qui vous permettra dans vingt ou trente ans de mieux travailler, d’être mieux soignés, d’avoir une vie plus heureuse, plus sereine et plus épanouie… » C’est pourquoi nous avons cherché à dessiner quelques points essentiels en interrogeant les Français sur leur société rêvée. Et il se dégage de l’étude au moins trois points de consensus, qui peuvent servir de ponts entre les îlots de l’archipel structuré par les trois blocs actuels. Le premier, c’est que nous ne sommes pas dans une société révolutionnaire, qui souhaiterait complètement renverser la table. Alors même que certains responsables politiques, représentants de ces électorats-là, jouent la carte du chaos, ce n’est pas du tout majoritaire au sein de la société. Il y a de la colère, de la nervosité, mais ce que demandent les Français, de façon transversale, c’est une société plus apaisée, plus calme, que la société dans laquelle ils vivent aujourd’hui. Beaucoup de nos concitoyens trouvent que tout va trop loin, trop vite, trop fort, à un niveau sonore trop élevé – niveau sonore entendu comme reflet de la violence verbale et de l’agressivité présentes dans la vie de tous les jours. 

Le deuxième élément de cette société rêvée, c’est le fait de pouvoir retrouver des pôles de stabilité, des pôles solides, dans une société devenue liquide. On le perçoit dans l’attachement exprimé à l’égard de modèles qui pourraient sembler un peu obsolètes, voire archaïques, mais qui reviennent un peu au goût du jour auprès des jeunes générations : une vie de couple stable, idéalement marié, et avec des enfants, là encore idéalement deux. Les jeunes sont certes plus nombreux que les autres à vouloir d’une existence sans enfant, mais quand on leur demande ce qu’ils souhaiteraient idéalement, hors des contingences économiques ou écologiques, alors on retrouve ces deux enfants et cet idéal d’une vie de famille épanouie. Cette demande de stabilité se retrouve aussi, là encore de façon très transversale entre les trois blocs de la société, dans le rêve plus vif que jamais d’être propriétaire de son logement, dans l’idée de posséder une maison individuelle avec jardin dans laquelle peut s’épanouir ce cocon familial rassurant.

Et le troisième point ?

De façon peut-être contre-intuitive, notre société est assez mature face aux transformations contemporaines, notamment les questions sociétales. Sur les questions d’égalité femmes-hommes, par exemple, une grande majorité de la population considère soit qu’elles avancent au bon rythme, soit qu’il faut encore accélérer. Idem sur les questions de mœurs ou de modèles familiaux, on n’observe pas de phénomènes de réaction massifs devant les évolutions actuelles. On voit plutôt une France qui dit : « Cela ne me dérange pas que les uns et les autres vivent comme ils le souhaitent, à partir du moment où vous m’offrez, à moi aussi, les capacités de mener ma vie comme je l’entends, de me nourrir, de me déplacer, sans me culpabiliser. » C’est une société plus ouverte qu’on ne le croit, mais pour qui le besoin de quiétude passe aussi par le besoin de sécurité. Et pour beaucoup, notamment depuis la crise sanitaire, et dans une moindre mesure depuis les émeutes urbaines de l’été dernier, cela pousse au recroquevillement vers la sphère privée et l’ultra-proximité, au détriment de la conversation avec autrui. C’est une façon très individuelle de retrouver une part de maîtrise, de souveraineté, de protection, dans une société qui donne le sentiment de ne plus pouvoir les assurer. 

Quel est l’impact de cette société du cocon sur notre manière de faire société ? 

La société du cocon est un fait avéré. On le voit avec l’augmentation de la sédentarité, avec la manière qu’ont les gens de sortir ou de se divertir, qui corrobore l’intuition qu’avait eue Vincent Cocquebert en publiant La Civilisation du cocon en 2021. Je pense que celle-ci est fondamentalement incompatible avec une société dans laquelle on aspire à faire des choses avec autrui, avec une société énergique, solide, capable de tenir sur le long terme. Mais, surtout, je crois qu’elle est révélatrice de notre grande défiance à l’égard des autres. Depuis dix ans que nous menons notre baromètre des fractures françaises avec le Cevipof et Ipsos, 70 à 80 % des Français déclarent qu’« on n’est jamais trop prudent quand on a affaire aux autres ». Cette défiance est au cœur de la société du cocon. Il y a quelques années, lorsque je travaillais sur la fête et que j’interrogeais les gens sur les raisons pour lesquelles ils ne sortaient plus ou privilégiaient les fêtes à la maison, c’était d’ailleurs l’argument principal : la peur de ne connaître personne ou de tomber sur de mauvaises fréquentations.

Mais, paradoxalement, en s’adonnant à ce type de vie sédentaire et renfermée, les Français sont précisément en train d’alimenter ce qui les fera souffrir dans quelques années. Je pense notamment au sentiment de solitude et d’isolement, en recrudescence en France aujourd’hui. On observe, dans une part importante de la population, un vrai manque de sociabilité, qui est vecteur, non seulement de souffrance intime, mais aussi de malaise démocratique. 

Comment cela s’incarne-t-il ? 

Prenez le vote RN. Tous les facteurs corrélés qu’on a pu lui trouver sont très justes : la distance géographique, la distance des services publics, le pouvoir d’achat, la confrontation régulière au trafic de drogue et ce qui en découle, etc. Mais ce qui me frappe, c’est que lorsqu’on prend deux territoires identiques au niveau socio-économique et démographique, ce qui va faire varier le vote RN de un à trois, c’est le nombre de lieux de sociabilité et la force du tissu associatif. Un territoire au fort tissu associatif, avec des lieux qui favorisent les interactions et la conversation démocratique va beaucoup moins voter RN. Pourquoi ? D’une part, parce que le vote RN s’appuie en partie sur le fantasme de la vie d’autrui, qui naît de l’isolement et du manque de confrontation à l’autre. Et d’autre part, parce que l’engagement collectif – dans l’associatif ou autre – modifie les attitudes, force à faire des compromis et fait baisser l’outrance. C’est cela qu’il faut réussir à débloquer : une société plus calme, plus apaisée, à laquelle la population aspire, doit forcément passer par davantage de sociabilité.  

Qui peut se charger de cette responsabilité ?

Elle doit être partagée. Par les responsables politiques, bien sûr, mais pas nécessairement à l’échelle nationale. Sur ces sujets-là, je pense que les élus locaux sont plus pertinents, ils ont plus de marge de manœuvre pour garantir une certaine cohésion dans le territoire, impulser une dynamique de sociabilité et, surtout, ne pas abdiquer face à la civilisation du cocon. 

« Ce n’est pas un hasard si l’une des souffrances principales des employés français concerne le manque de reconnaissance »

Les chefs d’entreprise ont également un rôle à jouer, car la question des sociabilités passe aussi par le monde du travail. La façon dont les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées, vont transformer leurs lieux de travail, leurs horaires, leurs manières de travailler, va avoir un impact immense sur la sociabilité et la solitude de leurs salariés. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si l’une des souffrances principales des employés français concerne le manque de reconnaissance. Et enfin, il y a une responsabilité de la société civile et du secteur associatif, qui doit aussi se renouveler, repenser ses actions et l’utilité de ses projets. La bonne nouvelle, c’est que depuis l’annonce de la dissolution, on constate qu’une grande part de la population est très intéressée, très impliquée dans la vie politique et la chose publique. Ce qui signifie que lorsque l’on est capable de nommer un enjeu pour le pays, les gens se remettent dans le jeu démocratique. C’est un ressort très positif, sur lequel il faut s’appuyer pour reconstruire, dans les mois à venir, une population citoyenne. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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