Les limites d’un imaginaire politique
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Membre du comité éditorial du 1, le politiste revient sur la difficulté des écologistes à percer dans la course présidentielle. Celle-ci tiendrait, selon lui, au manque de clarté de leur horizon politico-social et au fait que leur projet rompt avec celui de la modernité politique, fondé sur le primat de l’individu et l’extension de ses droits.
La maison brûle, et Yannick Jadot est à moins de 10 % des intentions de vote pour l’élection présidentielle. Comment expliquer ce paradoxe, qui voit l’urgence d’une transition écologique n’avoir jamais été aussi présente dans la conscience collective, sans pour autant que cet enjeu se traduise en capital politique ? Certes, cet état de fait n’est pas nouveau. Les discussions sur les limites du modèle de production et l’épuisement des écosystèmes naturels coïncident depuis belle lurette avec l’invisibilité politique des écologistes. Mais celle-ci prend une tournure plus singulière, au fur et à mesure que l’environnement devient l’une des principales priorités de l’opinion publique en France et plus largement en Europe – et donc un déterminant du vote.
On arguera volontiers des insuffisances politiques d’EELV comme de ceux qui, à gauche, revendiquent la défense d’une social-écologie et l’urgence d’une transition écologique radicale. La difficulté des Verts à affronter un scrutin présidentiel qu’ils récusent par principe, tout comme leur difficulté à sortir de débats groupusculaires pour devenir un parti majoritaire, en sont les déterminants les plus visibles. Par ailleurs, la balkanisation de la gauche rend inaudibles les propositions de cette famille politique pour l’établissement d’une société véritablement écologique. Tous ces éléments sont fondés, mais ne suffisent pas à expliquer pourquoi cet enjeu n’imprime pas une marque plus forte dans le champ politique.
Et si le problème se nichait ailleurs ? S’il provenait de l’incapacité actuelle à formuler un projet écologiste concret qui s’inscrive dans l’imaginaire politique national ? Prenons les deux facettes de cette question l’une après l’autre. Le succès – et la grande limite – de la transition écologique tient d’abord à la difficulté de concevoir quelle serait la réalité d’une société dans laquelle elle serait mise en œuvre. En d’autres termes, elle est d’autant plus consensuelle que personne n’est en mesure de dire ce qu’elle recouvre. À quoi ressembleraient notre vie quotidienne, notre consommation, nos transports, le développement de notre économie, notre politique étrangère et de défense, si notre pays prenait un tel chemin ? Nul ne le sait précisément, et cette opacité est ce qui l’empêche de prendre une ampleur plus importante. Enrayer la catastrophe n’est pas, et ne deviendra pas à court terme, un programme politique.
Plus problématique encore, l’idée de la transition écologique contrevient en partie à l’imaginaire politique de la modernité tel qu’il s’est construit en Europe. La modernité politique, née il y a un peu plus de deux siècles, s’est toujours inscrite dans la double idée du progrès et de l’émancipation individuelle par l’obtention de nouveaux droits. Cette tendance s’est renforcée à partir des Trente Glorieuses, transformant les pays développés en sociétés hédonistes et d’opulence fondées sur le principe du « toujours plus ». Cette construction psychologique et politique à la base de la mondialisation s’est en outre structurée, comme le souligne le philosophe Francis Wolff dans son livre Trois utopies contemporaines, autour de l’idée que l’homme se situait au sommet de la hiérarchie du vivant, et pouvait disposer de la nature et des animaux à son gré.
À quoi ressemblerait un monde écologique ? Nul ne le sait
Dans ce contexte, l’idée d’une transition environnementale fondée sur la remise en cause radicale de l’économie de marché, mais aussi sur la réorganisation des rapports entre l’humain et le règne du monde vivant, entre en conflit avec ces principes. L’ambition d’établir une société écologique basée sur la sobriété ne consiste pas à accorder plus de droits aux individus, mais, au contraire, à introduire de nouvelles contraintes dans un monde qui en contient déjà beaucoup. À ce titre, les défenseurs d’une société écologique ne proposent pas d’offrir une liberté plus grande à l’individu, mais, à l’inverse, de la réguler pour faire une place plus importante aux droits de notre écosystème. Ce qui revient à transformer profondément notre pacte démocratique, voire à rogner les libertés publiques.
Une dernière contrainte fondamentale pesant sur le projet écologique tient à l’incertitude de son issue. Dans le passé, le communisme a pu promettre une société sans classes à ceux qui empruntaient son chemin, et le libéralisme un horizon d’abondance et d’autonomie à ses thuriféraires. Les écologistes ne peuvent en faire autant concernant la survie de notre planète. L’urgence est telle et le constat des scientifiques si alarmant que tous ces efforts pourraient être réalisés en vain. Non seulement il n’existe pas d’alternative à un changement profond de nos façons de vivre, de consommer et de produire pour enrayer la catastrophe annoncée, mais celui-ci pourrait même ne pas être suffisant étant donné les délais qui nous restent.
Les spécialistes de psychologie politique savent depuis longtemps qu’un état d’anomie dans lequel un individu a le sentiment de ne pouvoir en rien agir pour transformer une situation trop grave a pour conséquence l’immobilisme. Il serait donc urgent que ceux qui refusent de regarder ailleurs alors que la planète brûle proposent des mesures concrètes pour nous dire à quoi ressemblera un monde écologique, et pourquoi il sera plus beau et plus juste que celui que nous avons reçu en partage.
Dessin Jochen Gerner
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Dans cette encyclique de 2015, le pape alertait sur le danger de ne pas regarder en face la réalité du désastre écologique.