Le grand orfèvre
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De prime abord, on croit voir se déployer sur cette planche les merveilles d’un artisan, d’un orfèvre, qui aurait dessiné des casques, des couronnes et des pendentifs dentelés, à moins qu’il ne s’agisse d’édicules fantaisistes de quelque grand architecte visionnaire… Et l’on fait fausse route. Les merveilles qui se découpent sur fond noir ne sont pas des objets de main humaine. Ce sont des radiolaires, des formes de vie élémentaires qui font partie du plancton animal. C’est la nature qui offre, par elle-même, à des échelles vertigineusement petites, un tel miracle de symétrie parfaite, visible uniquement au microscope. Il se trouve que le savant qui les a dessinés hésita à devenir artiste. Il se trouve aussi qu’il est l’inventeur du mot écologie en 1866… Son nom est Ernst Haeckel. Allemand, professeur à Iéna, bien moins connu que Darwin, il est pourtant l’un des plus grands acteurs des théories de l’évolution. Il en fut également un formidable vulgarisateur.
Aux yeux de Haeckel, la connaissance ne suffit pas si elle n’est pas partagée par le plus grand nombre et si elle ne révolutionne pas les paradigmes en cours (en l’occurrence le christianisme). Ce qu’il veut faire comprendre à la société qui l’entoure, c’est que de nouvelles découvertes tendent à montrer le tissu unissant les composantes de la nature (dont fait partie l’être humain) en un tout insécable dépourvu de hiérarchie – ce qu’on appelle encore le monisme. Avec Haeckel, il ne s’agit pas seulement d’une « transition écologique » ; il incarne le basculement dans l’écologie au sens où l’écologie, c’est l’étude de l’interdépendance, du continuum entre tous les cadres de vie.
L’ennemi principal auquel il se confronte, ce sont les préjugés religieux
Mais ce qui est génial avec Haeckel, c’est qu’il n’a pas à jouer, comme on le fait aujourd’hui compte tenu de l’urgence environnementale, la carte de la culpabilisation à outrance. L’ennemi principal auquel il se confronte, ce sont les préjugés religieux. Or, ses recherches tournent elles-mêmes à une espèce de nouvelle spiritualité, à une sorte de panthéisme. Et c’est par le biais de l’image et du ravissement visuel qu’il souhaite convertir le public à sa cause. Cette planche et ses radiolaires sont en effet tirés d’une série plus vaste élaborée entre 1899 et 1904 ; elle sera publiée dans son ensemble sous le nom des Formes artistiques de la nature. Le succès sera considérable et marquera bien des peintres d’avant-garde, de Kandinsky à Paul Klee.
L’idée centrale des Formes artistiques de la nature consiste à décentrer radicalement le regard et à montrer que la nature elle-même, dans des temps ou des espaces invisibles à l’être humain, peut produire une telle perfection de beauté qu’il faut la respecter comme une entité créatrice en soi, digne d’admiration et de vénération. Dans les structures les plus ancestrales et les plus simples du vivant, par exemple une goutte d’eau dans laquelle se trouvent quelques radiolaires, il y a l’équivalent d’un musée…
Attention, néanmoins. Les images de Haeckel sont d’une telle perfection qu’on peut aussi leur faire un procès légitime : l’esthétisation de l’écologie… Une esthétisation qui risque d’anesthésier les consciences là où il convient de les politiser. Il n’empêche : après lui et grâce à lui, il est impossible de regarder le monde de la même manière, y compris un grain de sable, une écorce d’arbre ou un puceron, parce que tout cela, c’est sublime… et c’est parce que c’est nous.
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