– C’était qui ce poète qui avait mis sur la porte de sa chambre un écriteau : « Ne pas déranger, poète au travail » ?

– Tu veux dire qu’il travaillait quand il dormait ?

– Non. Quand il rêvait.

– C’est drôle. Mais dommage. Ça confirme le cliché selon lequel les poètes ne travaillent pas, et passent leur temps à rêvasser. Certains croient qu’il suffit de boire de l’absinthe pour devenir Rimbaud, ou de fumer de l’opium pour devenir Baudelaire. Rimbaud était premier prix du Concours général des lycées en latin, il travaillait tout le temps, comme un pianiste apprivoise avec patience son instrument dix heures par jour. Croire qu’un génie ne travaille pas, et se contente d’être, c’est une idée de fainéant. Ce n’est même pas une idée.

– C’est un rêve. Mais que serait le travail sans le rêve ? Je trouve que mon poète a raison. Un poète qui ne rêve pas ne remplit pas sa tâche. Son métier, c’est de rêver.

– Peut-être, mais c’est de rêver la plume à la main, enfin la plume... le stylo, le crayon, le clavier... La main rêve à la pointe de son instrument, en affrontant la résistance secrète du langage, comme un sculpteur affronte le marbre, ou un potier donne forme à la pâte. Ce n’est pas en dormant qu’on devient poète, c’est en travaillant la langue. Poïein, en grec, ne veut pas dire rêver, mais faire, façonner, fabriquer, créer. Si c’est une rêverie, elle est active, les armes à la main.

– Oui. Et en même temps, pour affronter la langue, il faut l’écouter, la laisser faire. Les mots veulent dire, il suffit de leur obéir. Travailler la langue, c’est aussi être travaillé par elle. Un poète travaille comme le bois travaille. En permanence, de manière sourde. C’est ce que veut dire aussi cet écriteau. Si le poète paraît ne travailler jamais, c’est parce qu’il travaille tout le temps. Écoute Hugo : « ... j’entends / Bruire en moi le gouffre obscur des mots flottants ; / Je travaille. »

– J’aime beaucoup Hugo. Les Travailleurs de la mer, quel livre ! Mais il a tellement écrit... Lire Hugo, c’est presque un métier, il y faudrait une vie. 

– Pour Hugo, pas question de travailler moins, jamais. Une vie n’est digne de ce nom que par le travail : « L’apaisement superbe étant la récompense / De l’homme qui, saignant, et calme néanmoins, / Tâche de songer plus afin de souffrir moins. »

– Oui. Écrire le console de vivre. Mais bon. Ce n’est pas du travail physique. Ce n’est pas huit heures par jour à l’atelier, ou à la mine, ou même au bureau. C’est pépère en robe de chambre à la maison, avec bonniche à disposition. N’importe qui mangerait de ce pain-là. Quand Hugo dit « Je travaille », je rigole. 

– Tu as tort. Quand un poète travaille, il façonne les mots comme un ouvrier. Toute la difficulté de son métier vient justement de l’apparente fluidité de sa matière. Avec le langage, on peut faire n’importe quoi. D’ailleurs on ne s’en prive pas. Tout le monde croit qu’il pourrait écrire un livre. Alors que personne ne prétend savoir jouer du piano s’il n’a pas appris, ou faire une chaussure s’il n’est pas cordonnier.

– Peut-être. Mais le vrai travail n’est pas intellectuel, il est physique. Quand on travaille, on ne rêve pas, on souffre. Tu as l’air de faire l’éloge du travail sans fin, mais après huit heures de labeur, un ouvrier tombe de fatigue, et s’endort d’un sommeil sans rêves. J’espère que, comme le prédisent certains, l’avenir verra le travail disparaître. Trois heures par jour maximum. Ce n’est pas Nietzsche qui disait : « L’homme qui ne dispose pas librement des trois quarts de sa journée est un esclave » ? Il faut supprimer le travail. Tu as lu Rifkin ? Avec les imprimantes 3D, plus besoin de façonner des choses, on va les imprimer.

– Tu crois vraiment qu’une imprimante 3D va te fabriquer une paire de chaussures dignes de ce nom ? Tu trouves que le pain est meilleur quand il n’est pétri par personne ?

– Ce n’est pas le rêve de tout le monde de travailler moins ?

– Tu as entendu Hugo ? Il ne s’agit pas de travailler moins, mais de « songer plus afin de souffrir moins ». 

– On dirait un slogan pour les présidentielles.

– « Enlevez les rêves, vous assommez l’ouvrier. Négligez les puissances oniriques du travail, vous diminuez, vous anéantissez le travailleur. Chaque travail a son onirisme, chaque matière travaillée apporte ses rêveries intimes. On ne fait rien de bon à contre-cœur, c’est-à-dire à contre-rêve. L’onirisme du travail est la condition même de l’intégrité mentale du travailleur. Ah ! vienne un temps où chaque métier aura son rêveur attitré, son guide onirique, où chaque manufacture aura son bureau poétique ! La volonté est aveugle et bornée qui ne sait pas rêver. Sans les rêveries de la volonté, la volonté humaine n’est pas vraiment une force humaine, c’est une brutalité. »

– Joli programme. C’est de qui ?

– Bachelard dans La Terre et les Rêveries de la volonté. Même dans l’atmosphère étouffante d’un four à porcelaine, dit-il, où un visiteur oisif peut croire à l’enfer, l’ouvrier actif n’est plus le serviteur du feu, il est son maître. Le vrai rêve, ce n’est pas de supprimer le travail, mais de protéger le rêve qu’il porte en lui. Fini les contremaîtres, place aux maîtres rêveurs ! 

@opourriol

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