Dans votre dernier ouvrage, vous poursuivez votre réflexion sur ce que vous appeliez en 1995 « la fin du travail » en annonçant une troisième révolution industrielle. De quoi s’agit-il ?
La troisième révolution industrielle correspond à la disparition progressive du capitalisme au profit d’un nouveau système économique, fondé sur le partage et les communautés collaboratives. Cette transition, qui se déroule aujourd’hui sous nos yeux, est la conséquence du développement des nouvelles technologies, et notamment de l’imprimante 3D, qui permettent de réduire considérablement le coût marginal, c’est-à-dire le coût de production d’une unité supplémentaire. Grâce à l’« Internet des objets », l’humanité entière sera bientôt connectée. Sous réserve que la protection des données personnelles et le principe de neutralité du Web soient garantis, chacun pourra, sur son smartphone, tirer profit des Big Data [les données numériques à la croissance exponentielle] et devenir un véritable prosumer, mi-producteur, mi-consommateur. 

Quand cette transition aura-t-elle lieu ? 
Elle a déjà débuté, au grand dam des industries. La télévision a été durement frappée par l’arrivée de YouTube, le monde de l’édition et de la presse ne peuvent plus rivaliser avec Internet. Depuis des années, des centaines de millions de jeunes produisent et partagent leurs propres musiques et vidéos, libres de droits et à un coût marginal proche de zéro. Et maintenant les MOOCs : depuis 2012, six millions d’élèves ont reçu des crédits universitaires en suivant gratuitement des cours en ligne pendant que d’autres payaient des milliers de dollars pour avoir accès aux mêmes enseignements. Il est urgent de prendre le train en marche, notamment en France où la croissance du PIB ralentit, l’écart entre les salaires se creuse et le chômage des jeunes s’aggrave.

Cette révolution est-elle déjà en marche dans certains pays ? 
L’Allemagne, le Danemark et la Chine ont saisi avant tout le monde les enjeux de ce changement majeur. En France, le Nord-Pas-de-Calais a pris de l’avance sur le reste du pays. Un certain nombre d’indus­triels se préparent à cette transition, sans pour autant complètement quitter la logique de la seconde révolution industrielle. Bouygues, par exemple, a créé le premier bâtiment à énergie positive [c’est-à-dire qui produit plus d’énergie qu’il n’en consomme] au monde. La région adapte ses bâtiments pour accueillir ce changement, mais le mouvement doit s’étendre au niveau national. 

La France a-t-elle les moyens aujourd’hui d’enclencher cette transition ? 
Le gouvernement affirme qu’il n’a pas le budget nécessaire pour suivre, mais c’est faux. Chaque année, l’Europe investit 780 milliards d’euros dans des infra­structures qui vont devenir obsolètes. Avec seulement 15 % de ce budget, l’Internet des objets pourrait être opérationnel d’ici 2040. De plus, la France détient certaines des meilleures industries spécialistes de l’électronique, des technologies de l’information et de la communication, toutes capables de prendre part à ce grand changement. Le pays a besoin d’air frais au niveau de son gouvernement. Il doit dépasser le clivage des partis politiques et prendre exemple sur l’Allemagne où les socialistes, les écologistes et les chrétiens-démocrates se sont alliés pour favoriser cette transition. 

Quelle sera la conséquence de cette révolution sur le travail ? Devons-nous nous attendre à une augmentation du chômage ? 
À court terme, la troisième révolution industrielle n’augmentera pas la courbe du chômage, bien au contraire. Elle va offrir un vrai sursis au salariat de masse comme nous le connaissons aujourd’hui. Des millions d’emplois vont être assurés pour les trente années à venir. C’est le temps nécessaire à la France pour mettre en place la plate-forme de l’Internet des objets et passer d’une infrastructure énergétique basée sur le nucléaire et les combustibles fossiles aux énergies renouvelables. Le pays va devoir réviser tout son réseau électrique, vieux de soixante ans, mécanique et obsolète, et passer à un « Internet de l’énergie », totalement numérique. 

Qui va alors assurer de manière concrète cette transition ? Des ingénieurs, des architectes, des ouvriers… Il n’y a aucun secteur qui ne soit susceptible de participer à cette transition, mis à part l’industrie pétrolière pour laquelle je ne vois pas d’avenir. Des millions de travailleurs vont être mis à contribution. Car il faudra adapter chaque bâtiment, chaque infrastructure, en installant des câbles souterrains ou encore des capteurs sur les smart roads [routes intelligentes].

Évidemment, cela ne durera pas. Comme leur nom l’indique, les smart cities sont intelligentes et le but est qu’elles fonctionnent de manière autonome grâce à des algorithmes et un personnel très restreint. Si ma théorie est juste, et je serais très étonné qu’elle ne le soit pas, le marché sera rapidement automatisé. À ce moment-là, le travail comme nous le connaissons aujourd’hui devra se réinventer.

N’est-ce pas inquiétant pour l’avenir des travailleurs ?
En 1930, Keynes a écrit un bref essai adressé à ses petits-enfants, dans lequel il parle de l’angoisse des travailleurs de voir leurs emplois engloutis par la technologie. Selon lui, il n’y avait aucune raison d’avoir peur. Au contraire : la technologie allait libérer les travailleurs. J’espère que dans trente ans, nos petits-enfants à nous regarderont le xxe siècle avec répulsion, se souvenant de leurs grands-parents comme de petites machines droguées à la caféine. 

Une fois cette transition accomplie, allons-nous arrêter de travailler ? 
Mes collègues économistes pensent qu’il existe uniquement deux manières de diriger une économie : le marché traditionnel capitaliste et l’économie sociale de marché. Il y en a pourtant une troisième, totalement ignorée malgré son importance considérable, qui est l’économie sociale et solidaire. 

Elle représente des millions d’organisations, de coopératives et d’institutions de toutes sortes, ainsi que des milliards d’individus qui produisent et partagent gratuitement tous types d’objets et de services. Ces organisations créent du capital social, qui bénéficie à un groupe dans son ensemble plutôt qu’à un individu en particulier. C’est quelque chose que les machines sont incapables de générer. Ce secteur grouille d’activité et voit de plus en plus de personnes s’impliquer dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, la culture ou l’environnement. Un milliard et demi d’individus appartiennent déjà à des coopératives. Certains s’engagent comme bénévoles, d’autres comme travailleurs. Si demain l’économie sociale venait à disparaître, c’est toute la société qui s’effondrerait. Au niveau des créations d’emplois, il s’agit du secteur à la croissance la plus rapide dans plus de 40 pays : il représente jusqu’à 14 % de l’emploi dans certaines régions de l’Europe. 

La France est-elle ouverte à cette économie sociale ? 
En France, le secteur à but non lucratif ne cesse de croître et représente aujourd’hui entre 10 % et 13 % de l’emploi. Beaucoup de jeunes diplômés veulent désormais devenir des entrepreneurs sociaux [cf. glossaire] et créer des entreprises hybrides, à mi-chemin entre deux logiques : la rentabilité à tout prix et une philosophie à but non lucratif. La réputation et la production de capital social deviennent une préoccupation importante. On y voit une démarche qui traduit la volonté d’améliorer la qualité de vie de chacun grâce à une économie du partage. 

Keynes défendait une semaine de travail de 15 heures. Pensez-vous qu’il faille réduire le temps de travail ?
Il ne faut le faire que lorsque la productivité augmente, comme c’est le cas maintenant. Le Danemark a adopté la semaine des 33 heures. En moyenne, nous avons tous un pic d’activité de 3 à 4 heures par jour. Le reste de la journée passé à travailler est une perte de temps. L’idéal serait de travailler 5 à 6 heures par jour, 5 jours par semaine.

N’est-ce pas là une vision un peu utopique ? 
Il est évident que le passage du système capitaliste à l’ère collaborative ne se fera pas sans heurt. Il y aura des conflits, l’homme n’est pas parfait. Mais nous n’avons pas le choix. Je crois que l’économie du partage est notre dernière chance de lutter contre le réchauffement climatique, s’il n’est pas déjà trop tard. Produire à un coût marginal zéro signifie faire usage de très peu de ressources et par conséquent, réduire drastiquement notre empreinte écologique. Partager, redistribuer, produire de l’énergie localement et sans carbone, produire en fonction de ses besoins à partir de matériaux recyclés grâce à l’imprimante 3D… autant d’initiatives qui réduiront la pression que nous exerçons sur la planète. Nous n’avons pas d’autre choix. J’ai eu l’occasion de parler avec de nombreux dirigeants ces dernières années et je peux vous assurer qu’ils n’ont pas de plan B. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et MANON PAULIC

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