Pas de bien-être sans bien-faire
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Primo Levi, dans ce maître livre qu’est La Clef à molette, soumet une hypothèse au lecteur : on peut définir la liberté de bien des façons « mais peut-être que le genre de liberté le plus accessible, le plus goûté subjectivement et le plus utile à l’homme, coïncide avec le fait d’être compétent dans son propre travail, et donc avec le fait de l’exécuter avec plaisir ». Il fait dire à son personnage : « Je crois vraiment que pour vivre heureux il faut forcément avoir quelque chose à faire, mais pas quelque chose de trop facile, ou bien quelque chose à désirer, mais pas un désir en l’air, quelque chose qu’un type ait l’espoir d’y arriver ». Quelque chose qui rende le travail digne d’être vécu, quelque chose qui, dans le réel, mérite qu’on se donne la peine de vivre.
Cet éloge des plaisirs de l’effort désirable n’est pas l’apanage de l’écrivain. Il est au cœur de ce que la sociologie du travail a produit de plus classique. Pour définir le travail qualifié, le sociologue Pierre Naville, dans son Essai sur la qualification du travail paru en 1956, reprend à l’économiste Thorstein Veblen sa jolie formule : « l’homme possède le goût du travail efficace et déteste les efforts inutiles. Il a le sens des avantages de la fonctionnalité et de la compétence ainsi que celui des inconvénients de l’absurdité, du gaspillage ou de l’incompétence ». Et rien n’est pire, en effet, que tous les efforts inutiles qui sont faits aujourd’hui dans des organisations qui dissipent l’énergie de ceux qui travaillent.
Dans trop d’entreprises privées ou publiques, la santé s’abîme dans des situations où le travail n’est « ni fait ni à faire », surtout quand disparaît le pouvoir de le dire avec une chance d’être entendu. De plus en plus de salariés « y laissent leur santé ». Ils peinent à se reconnaître dans ce qu’ils font. Et ce qu’ils réalisent malgré tout, parfois à leur corps défendant, n’est justement plus défendable à leurs propres yeux. C’est qu’au travail, il ne suffit pas d’être reconnu par quelqu’un, encore faut-il se reconnaître dans quelque chose : une histoire commune, un produit soigné, une technique, un langage, une marque, un métier vivant, un réel respecté. Sans ce « quelque chose », il est difficile d’être quelqu’un au travail. La reconnaissance est faussée quand elle ne reconnaît pas l’activité elle-même.
Il est difficile d’y mettre du sien quand le « bien-faire » devient superflu ou méprisé. Se battre pour travailler convenablement, coûte que coûte, n’a qu’un temps. Vient le temps du renoncement et celui du ressentiment ou encore celui de la dérision qui n’arrange rien. Alors, « on en fait une maladie », pas toujours certes, mais de plus en plus souvent. On est diminué lorsqu’on ne peut plus, au moins de temps en temps, être fier de ce que l’on fait, faire autorité dans son travail. Le travail ravalé, la qualité empêchée, sont la principale source de fatigue aujourd’hui. Car on est alors actif sans se sentir actif, poussé à ne plus être à ce qu’on fait. Rendre l’effort utile est source de désir. Définir l’utile ensemble est source de dialogue. L’efficacité est à ce prix.
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