La montée médiatique et politique des problématiques de souffrance au travail, de suicides, de risques psycho­sociaux est le signe d’une crise profonde du travail.

Pour la comprendre, il faut remonter au tournant des années 1970. Auparavant, les organisations, influencées par le taylorisme, visaient la parcellisation maximale des tâches, l’hyper­spécialisation des travailleurs et une prescription définissant au plus juste leur activité. D’après les principes de l’organisation scientifique du travail, l’efficacité productive était à ce prix. Et si toutes les entreprises n’y obéissaient pas nécessairement, ces principes guidaient les esprits. 

À l’occasion de ce tournant, la promesse fut formulée d’inventer de nouvelles formes de travail qui remettraient le travailleur et son engagement au cœur du processus productif. Pour répondre à une aspiration partagée à une plus grande autonomie et à une meilleure reconnaissance individuelle. Et pour satisfaire les exigences d’un contexte plus concurrentiel et mouvant qui valorise désormais les organisations capables d’évoluer rapidement au gré des fluctuations d’une demande raréfiée et capricieuse. Les organisations tayloriennes rigides doivent laisser place au travail polyvalent, libéré des hiérarchies, en prise directe avec la demande des clients et valorisant les capacités individuelles à y répondre.

Plus de quarante ans plus tard, la promesse n’a pas été tenue. Certes, les formes contemporaines du travail, au prix de réorganisations opérées à un rythme parfois frénétique, mobilisent plus largement l’engagement subjectif des personnes : faisant référence en la matière, les enquêtes sur les conditions de travail attestent du recul des consignes et d’un appel renforcé à l’initiative des salariés. Mais ces mêmes enquêtes témoignent également d’un resserrement des contraintes. Par rapport au début des années 1980, les salariés sont trois fois plus nombreux à déclarer un rythme de travail imposé par la « dépendance immédiate vis-à-vis des collègues ». Les rôles des normes de production, de la demande extérieure, des contraintes techniques ou du suivi informatisé et même d’une surveillance permanente exercée par la hiérarchie se sont considérablement renforcés. Chacune de ces contraintes progresse, leur cumul progresse encore plus rapidement – signe que les organisations empilent les dispositifs de contrôle du travail.

Le travail n’a été libéré que pour être davantage surveillé et encadré, de façon souvent plus étroite mais plus lointaine, plus impersonnelle, avec le développement de procédures d’évaluation où les indicateurs quantifiés ne cessent d’étendre leur territoire. Les signes sont nombreux d’un divorce croissant entre des centres de décision et d’exécution qui communiquent mal, prenant les managers et encadrants dans un étau d’injonctions para­doxales. Et même s’il est plus marqué en France qu’ailleurs, ce constat est avéré par les enquêtes internationales sur le travail.

Les enjeux actuels du travail sont à ce niveau : l’attachement des personnes à leur travail et à son sens est fort, notamment en France, mais il est aujourd’hui empêché par des organisations du travail qui ne savent pas mobiliser et valoriser cette ressource. D’après les enquêtes internationales, ce phénomène est exacerbé en France, où l’exigence de sens à donner au travail est très affirmée, mais où les rapports sociaux se révèlent particulièrement conflictuels. Il n’est pas impossible que, comme cela est arrivé par le passé, la France soit à la pointe d’un mouvement de contestation sociale précurseur d’un nouvel ordre : devenu une denrée rare, le travail lutte pour reprendre ses droits. 

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