Il y a des réalités que l’on sait, mais dont l’ampleur vous apparaît soudain et vous submerge. C’est ce qui m’arrive un jour de grève de l’hiver 2019 où je traverse Paris pour me rendre chez mon fils, boulevard Ornano. Les rares stations de métro encore ouvertes sont impraticables, les quelques bus en circulation, imbriqués dans les embouteillages. Alors, je me mets en marche, remontant un flot humain dont je peux voir la physionomie se transformer.

À République, tout d’abord. On est à un quart d’heure des boutiques du Marais, à dix minutes des cafés, traiteurs et cavistes de la rue de Bretagne, mais déjà dans une autre ville. Les façades sont les mêmes, mais plus les devantures, ni surtout l’anachronique homogénéité sociale. Le brassage augmente encore gare de l’Est, où des cadres en costume se faufilent entre les types avinés et les commerçants indiens. Passé une improbable concentration de boutiques de robes de mariées et de tenues de soirée pailletées, je me retrouve parmi les migrants à la Chapelle, la porte d’entrée du Paris qui concentre le plus de pauvreté.

En ce jour de grève et d’hiver, je ne vois plus qu’elle, la pauvreté. Ce sont des pieds nus dans des babouches, des doudounes de friperie boudinant les boubous colorés. Ce sont les solitudes, celles des poivrots et des petites gens nés ici qui errent dans leur environnement transfiguré avec plus ou moins de bonheur ou d’aigreur. Ce sont ces PMU bondés. Ces hommes désormais sans patrie qu’on était allé chercher à Dakar et auxquels toute une vie de labeur en France n’a pas permis de mieux vivre ni de se sentir chez eux. Car, pas plus hier qu’aujourd’hui, rien ne permet l’intégration qu’on exige.

Ces déclassés, on les connaît, on les croise dans le métro. Mais sait-on qu’ils représentent une population entière se débattant avec moins du minimum qu’il faut pour vivre sans trop de privations, de frustrations, de colère ? Comment a-t-on pu être assez insouciant, ou détourné, ou peu combatif pour laisser se creuser de tels décalages ? Cela me semble soudain irréparable. Car combien faudrait-il de réformes et combien radicales pour remettre un peu d’égalité ? Et surtout qui y consentirait ?

Me revient à l’esprit ma visite de la studette boulevard Ornano. Moins de 10 mètres carrés prolongés par un balcon donnant dans les arbres. Douche à côté d’un ensemble évier-frigo-plaques de cuisson. Toilettes sur le palier. C’est un bon placement, m’explique la femme de l’agence, ça se loue facilement 500 euros. Dans le coin, le loyer de référence fixé par la loi Elan est pourtant de 27 euros du mètre carré. La femme m’écoute, surprise, presque navrée. Mais vous ne rentabiliseriez pas votre investissement. Elle entend par là que le loyer ne couvrirait pas le crédit. C’est le raisonnement qui prévaut dans cet autre monde qui est le mien, au-delà de République, où on est assez à l’aise pour investir dans Paris. Les parents se portent caution, me rassure la femme, et il y a les APL, des aides qui par une perversion du système permettent ainsi aux plus nantis de se constituer un capital qui n’aura presque rien coûté.

On le sait, pourtant, que ça ne peut pas fonctionner un monde où le salaire minimum ne permet pas de se loger dans le plus petit espace propre à la location. Mais qui l’empêchera de tourner ?

Près de Marx-Dormoy, où j’ai habité un temps, un marchand de sommeil louait un studio meublé de lits superposés à trois étages. Il y a trop de pieds, commenta un jour une voisine bougonne en désignant les chaussures empilées sur près d’une hauteur de mur à côté de la porte. Et c’est vrai que cela fait trop de pieds, six hommes dans un 20 mètres carrés. Chacun d’eux payait 200 euros par mois, une aubaine en fait pour des sans-papiers travaillant au noir dans Paris. Le propriétaire avait peint les vitres, par crainte des dénonciations qui auraient pu venir d’en face. Un salopard ? Même pas. Juste quelqu’un essayant de gagner de l’argent qui ne coûte presque rien, mais en partant de plus bas, en s’endettant davantage, au point qu’un ravalement d’immeuble finira par lui faire tout perdre après que la banque se sera remboursée.

Encore plus loin, porte de Clignancourt, se trouve La Recyclerie, un lieu alternatif aménagé dans une ancienne gare de la petite ceinture. On y fait la queue le week-end pour venir manger les légumes bio qui poussent au milieu des poules le long des voies désaffectées. Pratiquement que des jeunes, encore étudiants ou déjà parents de bambins habillés en Jacadi de seconde main. On se demande d’où ils sortent tant ils détonnent par ici. Car il y a décalage également entre le boulevard Ornano, ses dizaines de boucheries et d’échoppes de gadgets électroniques déversés des containers venus d’Asie, et ce lieu où le brunch végétarien pris sur des tables dépareillées est à 20 euros. C’est pourtant de cette génération qui parle décroissance et achète recyclé que viendra peut-être le désintéressement qu’il faut, et surtout la conscience du désastre vers lequel on court, pour se soucier de réparer non seulement notre monde mais aussi ses fractures. 

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