Comment les émotions peuvent-elles déterminer les comportements ?

Mon travail est consacré à l’étude de la démocratie, de ses changements et de ses conditions d’avenir. Dans ce cadre, la conceptualisation de nos sociétés est décisive. Je suis parti d’une perplexité et d’un embarras. Depuis des années, l’analyse classique en termes de classes perd de sa consistance. Des notions élastiques ont pris la relève. On s’est mis à parler de peuple, de classes populaires, des catégories à la fois plus larges et plus floues. Depuis au moins une trentaine d’années, un mouvement à bas bruit prenait acte en sociologie du fait que la société n’était plus simplement définie par les conditions objectives, mais par les trajectoires des gens qu’il fallait comprendre dans une lecture dynamique. Puis, il y a eu le choc de #MeToo et des Gilets jaunes. Le premier a montré combien des relations dégradées pouvaient être décisives pour les individus.

Les viols, les phénomènes de harcèlement sexuel, tout cela était connu. Qu’est-ce qui a changé ?

Un point fondamental : le ressenti de ces choses-là. Être violé, être harcelé a toujours été une blessure considérable. Mais le récit social général était ailleurs. Il s’agissait de problèmes individuels. Dès lors que nous vivons dans des sociétés définies par ce que j’appelle l’individualisme de singularité, la société tout entière donne une plus grande centralité à la personne dans son intimité. L’approche est ainsi complètement différente. Dans les relations sociales, l’individu doit compter pour quelque chose en lui-même. Cela change la définition de l’égalité. Parler d’individualisme et de singularité, c’est mettre l’accent aussi sur le fait que c’est à la relation et à la qualité de la relation que tiennent les gens.

 

Vous parlez des Gilets jaunes comme d’un deuxième choc.

Oui, car on ne pouvait leur donner aucune qualification sociologique. Beaucoup se sont raccrochés à des références déjà existantes. Des historiens ont comparé ce mouvement aux grandes jacqueries de l’Ancien Régime. Ou aux protestations du xixe siècle. D’autres ont parlé de France périphérique, ou de nouvelle lutte des classes. Le président a même évoqué un retour au Moyen Âge… On ne peut pas tout mettre dans des cases. La vie de la recherche en sciences sociales, ce n’est pas d’éloigner sa perplexité. C’est au contraire la faire mûrir. Il fallait trouver une conceptualisation qui rende compte de la place des affects et des émotions, ainsi que d’une forme sociale. La réaction, c’est l’émotion. La forme sociale, c’est ce que j’ai appelé une épreuve. Mon livre se polarise sur les épreuves de l’égalité et les épreuves de l’incertitude. Il fallait aussi rendre compte d’un phénomène universel, comme l’étaient avant les classes sociales. Le nouvel universalisme est dans #BlackLivesMatter, dans #MeToo, dans la lutte pour le climat.

Comment passe-t-on du mépris au ressentiment, et du ressentiment au populisme ?

Le mépris, c’est être mis dans une situation d’infériorité. Le mépris est ressenti avec une violence considérable parce qu’il dit : nous ne sommes pas des égaux, nous n’appartenons pas au même monde. Le mépris est aussi fortement vécu car, dans nos sociétés, la promesse d’égalité est permanente, et elle est perçue comme allant bien au-delà de la seule égalité économique. Le mépris est une des façons les plus évidentes de nier cette égalité. Le ressentiment qui en découle est un mélange de colère et d’impuissance. On dénonce un état de fait, mais personne n’a l’idée d’un grand soir qui serait la solution.

Pourquoi ?

Avant, si éclatait un conflit à propos de la répartition des profits et des salaires, si les syndicats demandaient dix et que le patron disait trois, on faisait un Grenelle pour se mettre d’accord sur cinq ou six. Mais il n’y a pas de Grenelle du mépris. C’est donc uniquement une parole d’impuissance véhémente qui s’exprime, et que prend en charge la parole populiste, sans proposer de solution. Aujourd’hui, les réactions aux épreuves de remise en cause de l’égalité sont uniquement négatives. C’est très différent avec la discrimination : il y a des moyens pratiques et juridiques pour lutter contre elle.

Ces épreuves de la vie constituent-elles des identités collectives dans lesquelles les individus peuvent se reconnaître ?

Les identités collectives, dans la société de classes, avaient une double dimension. Elles étaient une foi commune et une communauté d’existence et de modes de vie englobants, ce que corroborait l’existence de quartiers ouvriers, d’une culture ouvrière, de partis et de syndicats ouvriers. Mais une identité commune peut aussi venir du partage d’une même épreuve. Il y a des communautés de méprisés, comme les Gilets jaunes. Les épreuves ne sont pas juste vécues individuellement. Elles produisent du commun. Mais un commun qui ne sait pas toujours comment s’exprimer politiquement et peut produire une sorte de prison identitaire.

Où situez-vous les antivaccins ?

On est dans un grand éclatement idéologique, puisqu’on voit à la fois des partis d’extrême gauche anti-Macron et une extrême droite d’habitude du côté de l’autorité, qui se montre ultralibérale, affirmant que chacun peut faire ce qu’il veut. On observe que se sont liés un doute et une défiance. Ce qui produit du doute, c’est d’abord la défiance vis-à-vis du pouvoir, y compris en matière de santé. Le point commun, c’est la propagation de la défiance qui fait tache d’huile. C’est un problème, car les gens ne vivent pas la défiance en tranches. On ne dit pas je fais confiance sur la gestion du climat, mais je déteste telle position politique. La défiance a une capacité d’agglomération dangereuse. Le deuxième problème, c’est l’incertitude. Au début de la pandémie, certains ont transformé le flottement et les doutes en une vision qui opposait la vérité réelle du terrain et la vérité arrogante du sommet. Il y a une leçon à en tirer : gouverner en des temps d’incertitude ne veut pas dire qu’on représente le pouvoir démocratique comme sachant tout ce qu’il faut faire, mais comme celui qui sait faire la part entre ce qu’on sait et ce qui reste incertain. Il faut reconnaître que le doute a une dimension nécessaire dans la société. Si on ne l’accepte pas, il resurgit sur le mode de la défiance généralisée.

Les épreuves de la vie compliquent-elles le rapport à l’État ?

La place de l’État est à redéfinir parce que la réduction de l’incertitude est plus difficile. L’État doit être « un réducteur d’incertitudes », disait Hobbes. Mais aujourd’hui se multiplient les nouvelles situations d’incertitude : le climat, les pandémies, etc. L’État est confronté à un nouvel âge des demandes. Et ceci d’autant plus qu’un autre mode de réduction d’incertitudes, les procédures assurantielles pour gérer les problèmes sociaux, s’est réduit. Bien des risques ne sont plus calculables parce qu’ils sont permanents.

Comment peut-on gouverner dans cet âge des singularités ?

Gouverner, c’est toujours tenir compte des particularités. Ce n’est pas gérer une population, mais des citoyens. C’est beaucoup plus exigeant, car il ne s’agit pas simplement du bonheur du plus grand nombre. Il s’agit de faire en sorte que tous soient également écoutés, chacun étant aussi important que les autres. Si mesures coercitives il y a, elles doivent être expliquées et prises autrement.

Comment faire reculer la défiance à travers la décision politique ?

Le mot statistique vient de l’allemand et désigne à l’origine les connaissances nécessaires à la gestion de l’État, qu’on exploite sous la forme de calculs. Or, il faudrait créer de nouveaux indicateurs plus qualitatifs. Ainsi, beaucoup d’études de fond pourraient être faites en matière de discrimination. Or il en existe très peu : deux en dix ans. L’une, publique, porte sur l’effet de la couleur de peau pour obtenir un rendez-vous professionnel. L’autre, menée par l’Institut Montaigne, mesure l’effet de la religion sur l’embauche. C’est très lourd à réaliser : il faut préparer et envoyer des milliers de CV. Un travail pourtant très éclairant. On pourrait produire bien d’autres indicateurs du malaise social.

Qu’est-ce qui menace nos démocraties aujourd’hui ? 

C’est la sortie de la démocratie. C’est la guerre civile, qui éclate quand on ne parle plus le même langage. Ce phénomène est partout. Quand la défiance progresse, quand les sentiments de mépris s’aiguisent, c’est la vérité elle-même qui devient bipolaire : il y a la vérité d’un côté et la vérité de l’autre côté. La démocratie présuppose qu’on ait des institutions qui représentent un pouvoir du dernier mot. Et le pouvoir du dernier mot, c’est l’élection. La démocratie ne peut plus simplement être électorale. Mais le vote, c’est le juge de paix. On ne connaît pas de technique meilleure, car il a une qualité intrinsèque très puissante : il ne fait pas la différence entre les motivations de chacun. Vous pouvez voter selon des réactions futiles ou bien des raisonnements subtils. Que vous soyez un grand savant ou un illettré, vous êtes à égalité. Cette égalité mécanique justifie le droit de vote comme arbitre suprême.

Comment peut-on se réconcilier ?

On ne réconcilie pas des contraires. On réconcilie quand on retrouve des éléments communs derrière des différences. Le discours de Véran sur les vaccins et le discours de Raoult ne vont pas faire commun. Il faut qu’il y ait autre chose. Par exemple, comme ils sont tous les deux médecins, ils pourraient avoir en commun la passion d’être au plus près des personnes.

Comment celui ou celle qui aspire à diriger notre pays peut-il montrer de la compassion ou de l’empathie ?

Ce n’est pas la même chose. La compassion, c’est la dame de charité qui jette un regard vers la personne dans le ruisseau. Alors que l’empathie, c’est reconnaître que ce que vous vivez, d’autres le vivent aussi, et qu’on doit en tenir compte. On peut remédier à cette absence de reconnaissance et d’empathie. C’est la question de la langue politique. Il ne faut pas seulement parler vrai, il faut aussi parler près. C’est une exigence que peu comprennent.

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & JULIEN BISSON

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