Il est des moments propices aux déclarations. Celui- ci en est un pour moi. La République m’honore de sa plus belle distinction, la Légion d’honneur. Il est donc temps que je lui dise mes vérités.

La première chose que j’ai envie de dire publiquement à la France, c’est que je l’aime. D’un amour dont l’évidence défie l’ostentation. France, tu coules dans mes veines, imprègnes pour le meilleur (peut-être parfois aussi pour le pire !) ma façon de voir le monde, mes goûts et mes répugnances, mes ambitions personnelles et collectives. J’en suis fier, reconnaissant, mais cet amour porte aussi sa part d’exigences. Voilà pourquoi je veux te voir plus épanouie, plus rayonnante, plus inspirante. Or, tu vas dans le Mur. On va dans le Mur. Tôt ou tard en fonction du résultat des élections, mais inéluctablement. Aucun gouvernant, aucune armée, aucun corps intermédiaire ne permettra d’éviter la catastrophe. Pour s’en sortir, il faudrait une réaction du « on » tout entier, de chacun d’entre nous qui voulons faire société. C’est une question de désir partagé et de volonté commune. Car le Mur en question est une création de notre mental, et nous avons la capacité de le déconstruire. Cela n’implique pas un changement violent, mais une révolution douce et profonde. C’est pour cela qu’elle est compliquée pour nous, habitués à la violence et à la superficialité.

 

Repenser l'esprit français

C’est un paradoxe au premier abord : la mondialisation a créé des fractures. L’harmonisation globale des modes de vie qu’elle propose n’est qu’une apparence sous laquelle des sociétés, jusque-là cohérentes, se décomposent, essentiellement parce qu’elles perdent leur colonne vertébrale spirituelle. Les pays qui résistent le mieux sont ceux qui ont conservé un Esprit cohérent avec leur sociologie. Le genre d’Esprit qui fait sens pour tous et qui guide la nation. Attention ! Ce n’est pas un intellect. Il ne s’agit pas de claironner des valeurs séduisantes sans les ressentir, sans les incarner. Un Esprit est une conception profondément ancrée de la vie en communauté qui doit inspirer la conduite de chacun au quotidien. Un Esprit français aurait donc vocation à être la matrice des décisions, des comportements des citoyens français entre eux et en direction de ceux qui ne le sont pas.

Les politiques tentent de convoquer cet Esprit-là. Des éditorialistes évoquent les conséquences de la disparition de cet Esprit-là. Mais rares sont ceux qui osent dire qu’il faut, avant de faire appel à l’Esprit français, le repenser pour qu’il inspire à nouveau chaque Français de bonne volonté, pour qu’il inspire à nouveau le reste du monde. Il faut donc trouver les bâtisseurs de cette matrice garante d’harmonie dans l’espace national. Une assemblée constituante, non pas d’un corpus législatif mais d’une spiritualité laïque : un humanisme.

Qu’est-ce qui, précisément, justifierait une telle démarche ? Les fractures sociales et identitaires qui s’expriment depuis des années dans notre pays, sans trouver sur la durée de remède efficace, avec des soubresauts de plus en plus violents, semblent me donner raison. Manifestations, actes de saccage sur la voie publique, agressions contre les services de l’État, agressions de citoyens par des membres de services de l’État, émeutes, attentats parfois perpétrés par des Français contre leurs compatriotes : à quoi serviraient ces alertes si ce n’est à permettre une prise de conscience ?

Autre symptôme de la disparition de cet Esprit français : la défiance, la contestation des messages officiels ou perçus comme tels. Elles ont, me semble-t-il, rarement été aussi grandes dans notre histoire récente. La crise sanitaire en est l’un des exemples les plus criants. Si les décisions du gouvernement et, de façon plus générale, les informations relayées par les médias sont aussi contestées, c’est en partie parce que nous avons de moins en moins en commun, et de plus en plus le sentiment de défendre des intérêts différents, voire opposés. Il y a certes prolifération sur les réseaux sociaux de thèses alternatives, mais le crédit donné à ces thèses, parfois ridicules, est facilité par l’absence d’adhésion à une communauté nationale supposant un lien de confiance entre ses membres, ses institutions, ses services publics et sa presse.

 

Une nation en pleine décohérence

D’où peut bien venir ce genre de mal-être profond qui engendre de la dysharmonie ? Je voudrais poser ici une notion importante : l’identité psychologique.

La déterminer pour un individu ou pour un groupe, c’est partir de la question : qui suis-je pour moi-même ? Qui sommes-nous pour nous-mêmes ? Cette identité pour soi-même, qui peut être différente de celle que vous assignent les autres, est un enjeu crucial. Elle définit largement les réactions et les postures dans l’espace social. Plus l’identité psychologique d’un individu est cohérente avec son identité pour les autres, plus il est apaisé. Pour prendre un exemple simple, un garçon qui est perçu par les autres comme étant un garçon sera plus apaisé qu’une fille qui est perçue socialement comme étant un garçon (peut-être parce qu’elle a un corps de garçon). Dans ce cas-là, il est aujourd’hui admis dans notre pays que l’individu puisse changer de genre pour que son état civil corresponde à son identité psychologique. Et ce sans justifier d’interventions chirurgicales de changement de sexe.

Lorsqu’une communauté humaine se forme et qu’elle a vocation à perdurer dans le temps, les individus qui la fondent la dotent d’une identité psychologique de groupe basée sur une vision du monde, des valeurs, des ambitions partagées. C’est l’Esprit auquel j’ai fait référence qui confère aux individus du groupe un cadre cohérent, inspirant, censé faciliter le vivre-ensemble. En un mot : une nation. De facto, plus l’identité psychologique de la nation sera cohérente (entre les individus qui la composent et avec l’identité psychologique de l’ensemble) plus la vie du groupe sera harmonieuse. Or, ce qui a été l’Esprit français s’est figé jusqu’à devenir quasi invisible et inaudible pour une société française qui a accéléré sa mutation dans le brouhaha et le kaléidoscope frénétique de la mondialisation. Les individus qui se construisent dans notre pays n’ont plus de tuteur laïque, patriotique pour se bâtir une identité psychologique collective. À la question « qu’est-ce qu’être français ? », il n’y a plus de réponse philosophique, inspirante. Juste des conditions techniques et juridiques. Sans ce tuteur moral qu’est l’identité psychologique collective, les membres du groupe national sont susceptibles de s’éparpiller dans des identités psychologiques collectives communautaires différentes, voire opposées.

 

Communautés et identité

Si j’évoque l’existence d’identités collectives communautaires, ce n’est pas pour stigmatiser des imprégnations culturelles extérieures à la culture racinaire française, des convictions religieuses autres que catholiques ou des peaux non blanches. Ces éléments peuvent certes constituer le socle d’identités psychologiques communautaires néfastes à l’Esprit français, mais il n’y a là nulle fatalité. La couleur de peau n’est porteuse d’aucune valeur intrinsèque, comme l’écrivait Frantz Fanon ; la culture n’est jamais un empêchement lorsqu’elle est additionnée, infusée, assouplie, et la religion, lorsqu’elle respecte le périmètre qu’une juste laïcité impose, ne doit pas non plus faire obstacle à une identité collective partagée. Je ne suis pas contre le fait communautaire, qu’il soit ethnique, culturel ou religieux. Il a une légitimité psychosociologique et vouloir empêcher les personnes qui partagent des racines, des pratiques, des aspirations communes de se rassembler et de s’organiser n’a pas de sens. Le fait communautaire ne doit pas, en revanche, devenir une identité à part entière, prenant le pas sur une identité plus large et excluant de fait ceux qui ne font pas partie de la communauté. Cela devient alors un communautarisme délétère. Les communautés peuvent être des groupes de régulation et de réflexion intranationaux, pilotes dans la reconquête de l’Esprit français, à la condition de faire un effort d’ouverture dont elles sont aujourd’hui singulièrement éloignées.

J’ai été frappé de voir à quel point les manifestants Gilets jaunes vivaient comme une thérapie calmant leurs angoisses le fait de se réunir sur les ronds-points ou ailleurs. Il y avait sous cette étiquette « Gilets jaunes » des gens très différents les uns des autres sur le plan du statut social. Ce qui les unissait était une identité psychologique commune construite essentiellement sur une crainte ou une réalité partagée, celle du déclassement social, de la baisse du niveau de vie. Il y avait quelque chose de l’ordre de la perte d’acquis mais aussi de repères dans la genèse de ce mouvement à la sociologie rurale, périurbaine et blanche. Il est intéressant de constater que les Français non blancs, qui pourtant connaissent ces situations ou ce sentiment de précarité socio-économique, n’ont pas massivement participé à cette révolte. Les descendants d’immigrés non européens qui ont grandi avec le sentiment d’une marginalité, qui ne se sont jamais autorisés à se penser comme le cœur de la France, ne pouvaient partager le sentiment de perte, de déclassement qui a cimenté le mouvement. C’est ainsi que le combat social lui-même est susceptible de se fragmenter sur des bases qui ne sont pas sociales.

Notre identité psychologique collective nationale ne sait plus agréger notre société. Même si on est d’accord sur le constat, pourquoi cet Esprit français devrait-il être repensé ? Pourquoi ne reviendrait-il pas aux Français et à ceux qui vivent en France de faire le chemin vers l’identité nationale telle qu’elle a vu le jour lors de la création de la République à la fin du XVIIIe siècle ? Pour une raison évidente : en démocratie, une identité psychologique ne s’impose pas. Elle ne peut être que le résultat d’une adhésion du peuple aux valeurs proposées. Vouloir revivifier un Esprit français moribond dans lequel une grande partie de la société française ne se reconnaît plus serait pire qu’inefficace. Ce serait dangereux.

Le président Nicolas Sarkozy s’est saisi de la question de l’identité nationale. Il avait sans doute compris l’enjeu, mais son action sur le sujet fut calamiteuse. L’association dans un même ministère de l’identité nationale, de l’immigration, de l’intégration, de la coopération (développement solidaire) était déjà annonciatrice de la catastrophe. Le débat lancé en 2009 par Éric Besson, titulaire de ce portefeuille, fut un échec cuisant. L’intention était bonne ! Mais le mode opératoire, l’idée même d’un débat ouvert à tous, n’est pas la solution. Comment une opinion publique fracturée, en quête de repères, montrerait-elle le chemin à emprunter ? Le grand débat national proposé par le président Macron lors de la crise des Gilets jaunes ne fut guère plus efficace. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’additionner des avis arrêtés, des ressentis, des doutes et des angoisses au sujet de notre identité nationale.

 

Le mythe assimilationniste

Les pans du Mur séparent les Français sur des critères de classe, de géographie, de genre, d’origines ethniques. C’est sur ces derniers que je voudrais m’arrêter. Parce qu’ils me semblent éminemment importants, préjudiciables à court terme et pourtant sous-évalués. Il y a un tabou à évoquer les fractures ethniques en France. Sans doute parce qu’elles signent un échec cuisant des principes universalistes qui fondent notre République. Ne pas faire critère des couleurs de peau, des origines ethniques, participe paradoxalement à rendre moins visibles les problématiques liées à cette diversité. Le principe d’égalité en dépit des origines, posé comme un acquis et non comme un objectif à atteindre, masque les difficultés réelles et frustre les victimes. J’utiliserai donc à dessein, sans détour et, bien sûr, sans volonté de stigmatiser, les termes Blancs, non-Blancs, et écrirai les choses sans « lettres de bois ». 

La diffusion dans les pays colonisés d’un mythe français a été l’un des moteurs des flux migratoires qui ont remodelé la sociologie de la France, participant (avec ou par le biais du consumérisme mondialisé) à déconnecter le peuple français de son Esprit. En effet, les pays qui ont su conserver un Esprit cohérent avec leur sociologie (ceux du nord de l’Europe, d’Asie ou d’Océanie) sont largement restés à l’écart des flux intercontinentaux liés à la mise en place des voies d’échanges contemporaines. Ce n’est pas une prouesse pour ces nations au creuset multicentenaire, voire millénaire. Le défi est tout autre pour les sociétés de destination de migrations lointaines, condamnées à digérer les mutations induites. La rencontre est un art difficile qui engendre des résistances. Sans la souplesse suffisante, l’identité psychologique racinaire des sociétés d’accueil des immigrés ne permet pas l’intégration vraie des nouveaux venus et de leurs descendants.

C’est encore plus vrai dans un modèle français qui a théorisé son refus d’un creuset renouvelé, nourri d’apports extérieurs, et qui a pensé pouvoir dissoudre durablement l’identité psychologique du colonisé, de l’immigré et de ses descendants dans son modèle. Une ambition assimilationniste qui a échoué faute d’un préalable nécessaire : l’éradication du racisme et de la discrimination. Ce qui devait arriver arriva. Certains des enfants du pays, incapables de se reconnaître comme partie intégrante d’une nation les exposant à la haine ou au mépris, trouvèrent refuge dans une identité réduite à l’échelle communautaire, quand d’autres, par crainte d’un remplacement, se retranchèrent derrière une identité racinaire décalée de la réalité sociologique, alimentant à leur tour la spirale séparatiste.

 

Du Mortier et des briques

L’érection du Mur est donc de ce point de vue une responsabilité partagée entre les descendants des initiateurs de la rencontre coloniale et les descendants de ceux qui ont subi cette rencontre. Les premiers posent les briques en déconsidérant l’importance du crime contre les droits humains perpétré par leurs aïeux et en prenant comme acquise, voire légitime, la situation découlant de ce crime originel. Les seconds mettent du mortier en nourrissant, par frustration, un désir de revanche contre les premiers. Or, ce n’est pas en mettant les uns ou les autres sur le banc des accusés que l’on parviendra à faire disparaître ce pan de Mur.

Quelles erreurs successives nous ont amenés à cette crise du vivre-ensemble, à cette francité dévoyée, « extrémisée » au point qu’il est presque suspect de la convoquer ? Pourquoi cet ersatz d’Esprit français ne rassemble-t-il plus aujourd’hui que des nostalgiques qui refusent le pays réel ?

La première de ces erreurs, la rencontre impulsée par les conquérants européens du XVe siècle, ne peut plus être corrigée. Elle doit être assumée par les descendants de ses initiateurs. Elle doit être pardonnée par les descendants de ses victimes. Mais cette rencontre était sans doute inévitable à un moment ou à un autre de l’histoire des civilisations. En outre, l’être humain ne comprenant que trop rarement que sa grandeur et son intérêt passent par l’intérêt de l’autre, il y avait fort à parier que cette rencontre se traduirait par l’exploitation du moins apte à enlever la vie par le mieux équipé pour le faire. Cette rencontre a donc entraîné dans son sillage : crimes, spoliations, exploitation, déportations, esclavage, mais aussi métissages, creusets culturels et sociétaux nouveaux (aux Antilles, dans l’océan Indien et dans le Pacifique), migrations et, en fin de compte, des évolutions sociétales intrahexagonales qui font la France d’aujourd’hui.

Tout cela, il faut faire avec, vivre avec, se construire avec. Il est trop tard pour défaire la rencontre ou pour inverser les conséquences de l’immigration qu’elle a provoquée. Revenir à l’état antérieur n’est pas possible. En revanche, certains choix plus contemporains peuvent encore être modifiés et leurs effets contrariés.

 

La différence érigée en barrière

Le premier de ces choix est celui d’une intégration par assimilation qui a échoué. Ce choix est compréhensible pour un pays qui a dû se constituer en nation en agrégeant sous une même bannière des provinces féodales jalouses de leur indépendance, attachées à leur identité, à leur langue et promptes à guerroyer entre elles. Cette assimilation a fini par fonctionner pour intégrer des immigrations intra-européennes, ou, pour le dire plus clairement, blanches et chrétiennes. Les tensions connues par les premières générations d’immigrés belges, italiens, espagnols, portugais, étaient solubles dans la société française. Mais force est de constater que pour les descendants d’immigrants juifs, cela n’a pas fonctionné, tout comme pour les afrodescendants (au sens large du terme). Quand des éléments fondamentaux de la personne, qu’ils soient de l’ordre de l’apparence physique ou de la croyance religieuse, entrent en jeu, l’assimilation devient périlleuse. Quelle que soit au départ la bonne volonté des uns et des autres, la non-acceptation de la différence qui prend la forme de la discrimination et du racisme est un empêchement radical à cette assimilation.

Je suis né Français, je suis devenu un Français noir. Dans les années 1980, enfant puis jeune adolescent dans les rues de Tours, ma ville de naissance, je ne cherchais pas à croiser le regard des autres Noirs. Je peux même dire que je les fuyais. C’eût sans doute été pour moi une façon de reconnaître ma différence, notre différence. Or, il n’y avait prétendument pas de différence entre nous et les autres Français : mêmes droits, mêmes devoirs, mêmes chances de réussite, mêmes regards et traitements par nos compatriotes. Cette conviction qui m’habitait, cœur de l’assimilation républicaine, n’a pas résisté longtemps à une société qui questionnait sans cesse mes origines, comme si ma francité n’était pas évidente.

 

J’ai pris conscience, sans en garder de traumatisme, que la couleur de ma peau avait un impact sur ma condition citoyenne. Une prise de conscience qui m’a incontestablement amené à considérer ma dimension nègre comme un élément de mon identité. Un élément de mon identité et pas une identité à part entière. Je suis devenu un Français noir et pas un Noir français. Néanmoins, à chaque fois qu’un Noir se fait violenter par des racistes ; à chaque fois qu’un Noir se voit refuser une opportunité professionnelle, un logement, parce qu’il est noir ; à chaque fois que la mémoire française choisit de mettre en lumière une figure historique qui a blessé l’humanité du Noir ; à chaque fois qu’un Noir se voit accusé d’abuser de l’attitude victimaire, se voit disqualifié par ceux qui ne ressentent ni la blessure atavique ni le racisme contemporain ; à chaque fois, je suis touché, la part nègre de mon identité psychologique se renforce et je ressens davantage le besoin de m’engager dans une défense communautaire.

Mais que se passe-t-il en vérité quand j’oppose mon identité noire à des Blancs qui, dans un processus similaire, s’ancrent dans leur identité blanche ? (Car, aujourd’hui, le Noir n’est pas le seul qui se sente jugé, stigmatisé, agressé en raison de la couleur de sa peau ; le Blanc aussi subit ce genre de désagréments.) Même lorsque j’en appellerai à des valeurs universelles, le Blanc se situera en dehors de mon projet : nous ne partageons plus l’identité française, tous deux reclus dans nos identités psychologiques propres liées à notre couleur de peau. Comment mon compatriote peut-il alors entendre mes récriminations ? Les comprendre ? Peut-il me voir autrement que comme étranger à lui-même ? Un étranger qui lui demande des comptes, qui lui demande de céder des acquis multicentenaires, de renier ou de blâmer une partie de sa mémoire au nom d’un engagement qu’il ne partage pas. La démarche n’est-elle pas vouée à l’échec ?

 

C’est là, dans ce dialogue et dans cette compréhension nécessaires, que la référence à un Esprit français trouverait son utilité en ouvrant le spectre de nos identités et en apportant ce dont nous manquons cruellement : de la grandeur d’âme. Cet élargissement de l’identité psychologique au-delà du genre, de l’ethnie, du statut social et de la culture amène à s’engager d’une façon plus efficace. Car ce que je revendique alors, je le fais au nom de principes qui nous rassemblent et non de blessures qui me sont propres. Ces dernières trouvent leur juste place. Elles ne sont plus béantes sur mon visage de victime, mais indécentes dans une civilisation qui prétend faire justice.

 

Démissions identitaires

Le second de ces choix est celui, réactionnel, des victimes de discrimination et de racisme qui cèdent à la tentation d’un divorce avec la communauté nationale, en ayant l’illusion qu’une communauté réduite à l’origine ethnique peut constituer un espace d’harmonie durable.

Un choix réactionnel n’exonère d’aucune responsabilité, car il y a toujours plusieurs façons de réagir à une situation ou à une agression. Dans ce cas aussi, la grandeur d’âme permet d’avoir une vision plus large, une prise de recul et, finalement, une décision qui préserve l’intérêt général sur le long terme plutôt que son mieux-être ou sa satisfaction particulière sur le court terme.

Le choix, fait par un nombre grandissant de descendants d’immigrés non blancs, de s’enfermer dans des armures communautaires, d’adopter des logiques et des visions construites sur la base de l’ethnie est nuisible si l’on a l’ambition ou la nécessité (ce qui est notre cas) de vivre avec des personnes qui ne sont pas de notre communauté ethnique. La diversité de la société française s’impose à tous : aux Blancs et aux non-Blancs. Les efforts pour parvenir à un vivre-ensemble harmonieux doivent être faits des deux côtés.

Je comprends la logique communautaire. J’y participe en m’associant à des initiatives citoyennes, culturelles, voire économiques qui concernent la communauté afro-antillaise. Toutefois, cet engagement a toujours rejeté les injonctions à réagir en fonction des agressions réelles ou fantasmées. Il ne me circonscrit pas à la blessure communautaire, ne m’identifie pas au corps de souffrance afrodescendant. Cette identification peut engendrer un communautarisme hypersensible, voire paranoïaque et violent. Le mouvement légitime vers « soi » crée forcément des tensions avec l’identité psychologique nationale, mais cette tension doit servir à prendre conscience de cette décohérence pour appeler à l’action. Elle ne doit pas être le carburant d’une frustration qui conduit à la rupture et au remplacement de l’Esprit français.

C’est ainsi que je me définis comme un Français noir, fier de sa négritude, qui ne souhaite pas être assimilé ou intégré puisqu’il est déjà et d’abord Français. C’est aux Français qui n’auraient pas intégré cette réalité, ses intérêts et ses problématiques, de le faire. L’assimilation est leur enjeu, pas le mien. En revanche, je ne me considère pas comme un Noir français pour lequel la couleur de sa peau serait le radical identitaire et sa nationalité un auxiliaire. Ceux-là peuvent être dans une logique d’intégration ou de sécession avec l’identité française. Autant je saisis la frustration qui encourage cette construction identitaire, autant je la juge vaine, car une communauté épanouissante et durable repose sur des valeurs communes. La couleur de la peau n’en est pas une.

Lors d’une rencontre récente avec de jeunes Parisiens, organisée par une mission locale du 13e arrondissement, l’un d’eux me dit : « Je suis renvoyé en permanence vers ma couleur de peau. Ça saoule au bout d’un moment ! Surtout quand tu le prends mal… Alors j’ai décidé de le prendre de la bonne façon en valorisant ma négritude et en la revendiquant à fond. C’est leur faute si je suis comme ça, alors qu’ils ne viennent pas pleurer après… » Ce beau jeune homme noir porte de longues dreadlocks. Je lui dis : « Je suis sûr que pas mal des personnes qui t’interpellent dans la rue ou dans des espaces publics te prennent pour une meuf, non ? Parce qu’ils te considèrent de façon superficielle, sans vraiment te regarder, parce qu’ils se focalisent sur le fait que tu as de longs cheveux. Pas vrai ? » Le jeune homme acquiesce. Je poursuis : « Pourtant tu ne te prends pas pour une meuf ? » La salle rit, lui aussi. Et il confirme. Je conclus ma démonstration en expliquant à ces jeunes (dont beaucoup étaient Noirs et – je l’imagine – dans une logique similaire à celle de celui qui m’avait interpellé) qu’il y a une forme de facilité à se conformer à ce vers quoi les autres nous renvoient. C’est une démission. L’abandon d’une part de son identité qui est plus précieuse qu’elle n’en a l’air. L’enjeu est d’en rendre la préciosité visible aux yeux de tous.

 

Nostalgies nationalistes

Parmi ceux qui consolident consciencieusement le Mur, il y a ceux que j’appelle les nostalgiques identitaires. Ils croient encore (ou prétendent croire) en la capacité de l’identité fondatrice de la nation à assimiler ceux qui la rejettent. Ils ne voient donc pas l’intérêt de la revisiter. L’identité nationale, tu l’aimes ou tu nous quittes. Voilà le discours de ces soi-disant nationalistes qui sont dans le déni de la sociologie française actuelle, qui méconnaissent, voire se désintéressent des racines de la décohérence entre une partie des Français et ce qu’il reste de notre identité psychologique collective.

Ceux-là aussi se trompent, se font manipuler par des cyniques qui prospèrent (électoralement, sur le plan éditorial…) sur le fantasme d’un retour à la France d’avant les années 1980. Une France dont l’identité psychologique collective n’était globalement pas encore en crise, malgré les tensions liées à la crise économique des années 1970. Une France dans laquelle les immigrés et leurs enfants croyaient encore aux discours d’assimilation, à la possibilité d’une francité à part entière pour eux et pour leurs descendants. Le constat d’échec de cette proposition d’assimilation, la nécessité de fonder une identité psychologique basée sur l’adhésion de tous les Français échappent à ces nostalgiques. Pour eux le vivre-ensemble est un oukase : pour vivre avec moi, tu dois me ressembler, en tout cas faire le maximum pour me ressembler, et tant pis si les points sur lesquels tu ne pourras y parvenir t’exposent à la discrimination et au racisme. Cette injonction est inacceptable en démocratie. La seule façon pour les nostalgiques de parvenir au dessein qu’ils promeuvent serait de purger le pays de ceux qui, contestant cette vision, sont prêts à défier quiconque tenterait de l’imposer. Oui, le pire – en l’occurrence, la guerre – est un choix possible.

Ceux qui envisagent sincèrement cette voie sont mus par des sentiments et des pulsions que l’on peut comprendre là encore : l’affirmation de soi, la nostalgie d’une sécurité perdue, la crainte que peuvent inspirer l’inconnu, la nouveauté, la perte de repères. Ils doivent se rendre compte que cette voie ne conduirait qu’à remplacer les briques du Mur par des barbelés, pas à le faire disparaître. Il y a des réalités qui ne sont pas réversibles. Si vous faites du café au lait, vous ne parviendrez jamais à dissocier le café du lait. Encore une fois, la diversité du Tout-monde n’est plus un choix. C’est un fait qui s’impose à ceux qui y résistent et réjouit ceux qui y voient la possibilité d’un enrichissement, d’une marche en avant.

 

Un appétit de vivre-ensemble

Des deux côtés du Mur, les Français recherchent la même chose : l’harmonie, l’épanouissement dans le vivre-ensemble. Qui sont les personnalités françaises préférées des Français ? Souvent des personnes issues de l’immigration ou descendantes d’immigrés dont le patronyme résonne de cet ailleurs : Noah, Goldman, Zidane, Sy. Quels films français ont le mieux marché au box-office ? Bienvenue chez les Ch’tis, 20,5 millions d’entrées ; Intouchables, 17 millions d’entrées ; pas loin derrière, on trouve Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? avec plus de 12 millions d’entrées. L’immense succès de ces trois films prouve que la rencontre heureuse et le vivre-ensemble, en dépit des origines, sont des fantasmes français. J’ai vu des Français blancs pleurer, plus émus que je ne l’étais, lors de la première élection de Barack Obama à la Maison-Blanche ! Qu’attend cette large majorité pour concrétiser cet appétit de diversité et de vivre-ensemble ? C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire ! Et je n’ai pas de solution « clé en main ». Il me semble cependant que la première chose à faire est de bâtir une proposition rassembleuse, stimulante et de la proposer aux Français.

Notre pays me paraît avoir un terreau historique et philosophique particulièrement favorable pour cela, mais les principes fondateurs de son identité psychologique collective doivent être revus à l’aune de la France d’aujourd’hui, de sa sociologie, de ses connaissances scientifiques, de son contexte géopolitique, de son histoire récente. Car, si nous restons le pays des droits de l’homme, il s’en est passé des choses depuis 1789 ! « Que sommes-nous ? » me semble être une bonne question de départ pour définir correctement le « Qui sommes-nous ? ». Partir de cette question de façon savante, documentée, permettrait de trouver une définition plus ouverte d’un Esprit français suscitant envie, espoir et adhésion. Cette quête de sens ardue n’est pas à la portée de tous. Pas plus à la mienne, d’ailleurs, qu’à la vôtre, à moins que vous ne soyez philosophe, juriste, spécialiste en neurosciences, sociologue, psychologue ou guide spirituel. Notre pays pourrait décider de partir en quête d’une définition précise qui ne serait pas seulement scientifique ou juridique, mais aussi spirituelle, et qui permettrait de comprendre au mieux quels sont les liens réels (et donc les impacts) des êtres humains entre eux et des êtres humains avec leur environnement.

 

Bâtir un nouvel humanisme

Cette réflexion fera tiquer certains de mes lecteurs. Que viendrait faire le spirituel dans une réflexion visant à redéfinir l’Esprit français ? Qu’est-ce que des guides spirituels pourraient nous faire comprendre qui servirait cette démarche ? Ma seule réponse, c’est de considérer que pour trouver une bonne définition de l’Esprit, il faut au moins écouter les penseurs qui ont tenté de comprendre la spiritualité inhérente à l’humanité. Appréhender l’humain de façon spirituelle, au sens le plus noble et le plus libre du terme, en dehors de tout dogme religieux, ne peut qu’être bénéfique à l’entreprise selon moi. Le point est sensible. Avoir une approche de l’humain dans sa globalité sans bousculer les convictions de chacun, qu’il soit croyant ou athée, est une gageure. Mais notre laïcité, cette séparation entre la chose religieuse et l’État (ses institutions, ses textes fondateurs, les discours prononcés en son nom) doit servir de fondement à notre réflexion sur l’Esprit français.

Il s’agit de croire en la capacité de l’homme à s’épanouir en établissant des connexions non toxiques avec les autres et avec son environnement, en prenant conscience de ce qui est essentiel et de ce qui est plus accessoire. Il nous faut comprendre cette énergie qui galvanise le pays quand l’équipe de France de football gagne une compétition internationale. Il nous faut trouver ce qui peut nous amener à nous unir autour d’une ambition qui soit autre que la perspective d’une victoire sportive forcément éphémère. Il nous faut sortir du paradoxe d’un pays moderne, qui se gargarise d’avoir écrit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et dans lequel 200 000 femmes sont victimes de violence chaque année, dans lequel près de 100 femmes sont tuées chaque année par leur compagnon ou ex-compagnon, dans lequel l’homophobie est à l’origine d’agressions physiques et verbales, de suicides, dans lequel le racisme et la xénophobie prospèrent, au moins sur le plan électoral.

Retrouvons de la grandeur d’âme ! Cette capacité à élargir son identité psychologique pour embrasser le monde comme un espace de fraternités, de solidarités possibles. La seule attitude constructive pour démonter le Mur comporte grandeur d’âme, pardon et amour. Rallumons les lumières de la réflexion collective pour déterminer ce nouvel humanisme dont nous avons tant besoin ! Un humanisme que nous pourrions incarner, nous, Français, en nous libérant de la peur de l’autre, en priorisant différemment les enjeux. Il ne s’agit pas de négliger la croissance économique et la sécurité, mais d’y parvenir d’une autre manière, qui ne soit pas au détriment de la solidarité qui a inspiré jadis notre concept d’État providence, qui ne soit pas au détriment de la paix entre les peuples qui a présidé à la construction d’institutions européennes communes.

 

Reconnaissance et pardon

L’adhésion de tous les Français de bonne volonté à cette démarche de refondation de l’Esprit français, que j’appelle de mes vœux, passe par des gestes forts de la part de nos gouvernants. C’est là qu’ils ont leur rôle à jouer : en mettant en place les conditions de la réconciliation. Or, la réconciliation passe par le pardon, et le pardon passe par la reconnaissance des fautes commises. Au nom de sa continuité dans le temps, l’État français a une responsabilité dans des crimes imprescriptibles commis il y a plusieurs décennies ou plusieurs siècles. Il faut cesser de considérer que l’État reconnaissant n’avoir pas respecté, à certains moments de son histoire, les valeurs cardinales de la République et faisant amende honorable pour cela culpabiliserait chaque Français et le pousserait à l’autodénigrement. C’est au contraire, me semble-t-il, toute la grandeur d’une institution, d’une démocratie, que de savoir reconnaître ses errements dans une perspective de réconciliation. Nous, Français, avons applaudi avec émotion le symbole que fut la libération de Nelson Mandela par Frederik de Klerk, nous avons observé avec admiration la démarche de Mandela visant à réconcilier la société sud-africaine, mais quand il s’agit de poser les fondements d’une réconciliation française, on entend prononcer avec des accents péjoratifs les mots repentance et autoflagellation.

Le temps n’est plus à l’orgueil mal placé. Nous devons résolument nous attacher à déconstruire ce Mur vers lequel nous fonçons phares allumés. Nous ne pouvons plus ne pas le voir et ne pas craindre les conséquences du choc. Quelle que soit la méthode que nous choisirons, il faudra le faire ensemble, faire preuve d’audace et d’ouverture, quitte à sortir de sa zone de confort. Ton avenir, France chérie, notre avenir commun le valent bien.

Vous avez aimé ? Partagez-le !