L’une des grandes ambitions politiques de l’art, c’est d’être un vecteur de réparation et de réconciliation, l’agent de retrouvailles autour de valeurs et d’émotions partagées. D’où l’importance de certaines représentations symboliques qui permettent de se reconnaître comme un groupe uni, comme un ordre culturel commun et civilisé par-delà les différences et les tensions. La colombe de la paix est une de ces allégories d’apaisement et de concorde qui, en principe du moins, doit étancher les traumas et solder les violences…

Magritte est un des grands héros du surréalisme, passé par les affres de l’histoire, quand il réalise cette œuvre en 1963. Une gigantesque colombe déchire une atmosphère d’orage surplombant une mer agitée. Comme toujours avec le peintre belge, le titre est en décalage avec le sujet : il s’agit en effet d’une fort mystérieuse Grande Famille… Et on se demande qui est réuni là.

Magritte confère aux rêves et aux cauchemars une précision hallucinatoire. Il ne s’agit pas de suggestions fantomatiques ou de brumes mentales, mais d’un traitement quasi naturaliste de ce que l’inconscient peut produire de plus déstabilisant. Et puis, rappelons que Magritte, bien qu’il méprisât les « travaux imbéciles » de la publicité, a gagné sa vie en en faisant, de sorte qu’il connaissait par cœur les processus par lesquels une image atteint son but avec une force de percussion maximale sur celui qui la regarde. Tout en étant souvent sophistiquée et intellectuelle, l’esthétique de Magritte n’en demeure pas moins formidablement directe, accessible, avec une vocation universelle.

Et voilà peut-être la clé de cette colombe et de son titre d’apparence absurde : il s’agit certainement de faire « une grande famille » autour de cet oiseau et de ses valeurs symboliques de paix. « La grande famille », ce n’est pas ce qu’il y a dans l’œuvre, c’est ce qu’il y a autour de l’œuvre, c’est ce qui fait corps devant elle. Évidemment, il y a quelque chose d’un peu niais, voire de gentiment propagandiste là-dedans. Et cependant, là encore, Magritte est génial, car il ne déploie pas une iconographie épurée et convenue du volatile. Il est spectral et offre une lucarne de ciel bleu, mais cette trouée à l’horizon demeure encombrée. En d’autres termes, ce n’est pas la paix elle-même qui est représentée sous forme allégorique ici ; c’est plutôt une fiction de paix, la fragilité de la paix, l’ambiguïté de la paix, l’irréductible conflictualité de la paix. Et d’ailleurs, pour tout dire, l’oiseau immense et altier, aux ailes ouvertes et tendues, a un je-ne-sais-quoi d’impérial qui ne le rend pas franchement doux et rassurant. Je me souviens en l’espèce d’une fascination mêlée d’inconfort quand je regardais, élève de CE1, le poster de cette Grande Famille dans ma classe.

C’est bien le signe que faire l’harmonie du champ social est tâche ardue, extrêmement exigeante, que cela n’a rien à voir avec les sourires béats, les rameaux tendres, les accolades en fleurs ni avec les imprécations chantées par John Lennon ou Eric Clapton. Dans cette œuvre de René Magritte, ce n’est pas tant l’idée ou l’idéal de la concorde entre êtres humains qui est montrée, que son fantasme lointain et fébrile. La paix comme état d’exception, au terme de mille épreuves préalables et en amont de mille autres… 

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