L’Ukraine est le théâtre de la revanche fratricide et mortifère des dirigeants de la Russie sur l’implosion de leur empire, trois décennies plus tôt. Incapables d’analyser les causes réelles de la chute de la forme russo-soviétique de leur État, ils ont encore moins compris la consolidation nationale de l’Ukraine et des autres républiques périphériques, où ils n’ont cru voir que l’effet sournois d’un complot occidental. Ils y répondent avec les catégories diplomatiques du XIXe siècle – les sphères d’influence – et les tactiques militaires du XXe siècle – celles de la guerre totale pratiquée par Hitler et Staline. Qui l’emportera, de Volodymyr Zelensky, le président démocratiquement élu en 2019, qui incarne sa nation, maîtrise les médias comme personne et appelle à négocier, ou de Vladimir Poutine, qui fait la guerre depuis le tout début de son règne en 1999 (Tchétchénie, Daghestan, Géorgie, Crimée, Donbass, Syrie, Libye, Sahel) et lui répond en pilonnant les villes d’Ukraine ?

À ce stade, dès lors que l’Occident européen et américain se tient à l’écart de la confrontation directe tout en se préparant à des risques majeurs pour lui, c’est le seul rapport de force militaire sur les divers terrains et son évolution qui conditionneront la substance d’éventuelles négociations. Trois scénarios sont envisageables, à considérer avec toute la prudence requise.

 

Un interminable tapis de bombes

Dans une guerre d’agression, deux voies de sortie sont possibles : l’agresseur gagne ou perd. Pour l’instant, la nation agressée résiste. La Russie n’a pas obtenu la capitulation du gouvernement ni même la reddition des maires, comme à Marioupol. Une seule ville est occupée, Kherson. Les gains territoriaux autour du Donbass, de la mer Noire et de la région de Kharkiv représentent environ 8 % de la superficie de l’Ukraine et les pertes de l’armée russe dépasseraient 10 % des effectifs engagés. Une occupation généralisée et durable s’avère impossible.

Il n’y a pas eu de reddition des combattants de la ville de Marioupol, dont on sait qu’elle était l’un des premiers objectifs militaires recherchés – à la fois port de la mer d’Azov et proche de la région séparatiste, elle avait échappé à un assaut en 2014 grâce aux milices ouvrières armées par l’oligarque local, Rinat Akhmetov, dont une aciérie, la plus grande d’Ukraine, vient d’être bombardée. Dans leur volonté de revanche, les forces séparatistes du Donbass détruisent la ville, comparée à Guernica par l’ancien consul de Grèce ; elles assaillent des habitants en majorité russophones mais fiers d’être ukrainiens.

Cette tactique du tapis de bombes non guidées a déjà été employée par l’armée russe en Tchétchénie et en Syrie

Le scénario militaire le plus probable est donc une guerre de siège de villes par des bombardements aveugles visant à infliger le maximum de dommages civils. Le recours au déluge de feu, selon la vieille tactique stalinienne de la « quantité », est planifié pour la prochaine cible, Odessa ; puis ce sera le tour de Dnipro, ville industrielle et verrou stratégique sur le Dniepr, de la capitale Kyïv (Kiev) et d’une demi-douzaine d’autres villes.

Cette tactique du tapis de bombes non guidées a déjà été employée par l’armée russe en Tchétchénie et en Syrie. L’ampleur incommensurable des destructions et des victimes civiles pourrait conduire Kyïv à demander un cessez-le-feu, tout en se préparant à poursuivre une guerre de partisans.

 

Un cessez-le-feu et des négociations

Dans ce contexte, la Fédération de Russie chercherait à imposer l’essentiel de ses buts de guerre : neutralité stratégique, réduction contrôlée des forces armées, absence de politique étrangère libre comme dans la Finlande des années 1950, mise en place d’un gouvernement favorable aux seuls intérêts de Moscou et reconnaissant l’indépendance du Donbass, l’annexion de la Crimée et la présence militaire russe sur l’ensemble du littoral de la mer Noire. Le retrait échelonné et vérifié des troupes serait conditionné par Moscou à la levée des sanctions occidentales et à l’engagement de la généreuse Union européenne à financer la reconstruction, comme cela fut tenté pour la Syrie de Bachar Al-Assad.

Qui garantirait le statut de neutralité exigé par Moscou ?

On ne connaît pas le détail des discussions conduites sous le patronage de la Turquie – sur proposition du président Erdogan pour qui les rivages de la mer Noire et le Caucase relèvent également de la mémoire et de la sécurité de son pays – et d’Israël – à l’attitude plus ambiguë, mais qui semble agir à la demande du président Zelensky. L’intérêt du Kremlin pour une solution diplomatique, même conforme à une partie de son objectif initial, peut être questionné, dès lors qu’il cherche d’abord à gagner du temps pour reconstituer et réorganiser son dispositif militaire endommagé.

Imaginons une négociation sincère. La question centrale est de savoir qui garantira le statut de neutralité exigé par Moscou, puisque tous les garants sérieux – Turquie, États-Unis – sont membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, dont le Kremlin récuse le rôle sécuritaire sur le continent européen. Ce dispositif agréé de garants est pourtant indispensable, car l’accord antérieur – le fameux Mémorandum de Budapest de 1994, qui prévoyait le transfert en Russie des armes nucléaires stockées en Ukraine contre le respect par Moscou de l’intégrité territoriale de l’Ukraine – n’a pas été respecté. Un scénario de type autrichien ou suédois exigerait une double garantie, russe et occidentale, vérifiable.

C’est un schéma déjà proposé par la diplomatie française en 2006, accepté alors à Moscou, mais pas à Berlin et encore moins à Washington. C’est bien un modèle ukrainien singulier de garanties de sécurité impliquant des garants et des mécanismes de vérification de l’application des accords qu’il convient d’imaginer. Après tout, au plus fort de la guerre froide, des procédures d’inspection mutuelle des arsenaux militaires furent employées, de manière efficace. D’autres mesures civiles pourraient répondre aux demandes initiales de la Russie : statut régional de la langue russe, même si la population est largement bilingue, sauf dans l’Est ; changement des noms de rues évoquant les combattants nationalistes ukrainiens enrôlés dans l’armée allemande, etc.

En sachant que le président Zelensky entend, en cas d’accord, le faire approuver par référendum à une population traumatisée, mais résistante, et donc peu encline à des concessions.

 

Une partition de l’Ukraine

Un autre scénario militaire est que les forces ukrainiennes présentes sur l’ensemble du territoire se trouvent isolées les unes des autres, celles qui tiennent le front du Donbass – évaluées à 40 % du total – pouvant être encerclées par des armées russes remontant le long du Dniepr. Une telle défaite pourrait déboucher sur une partition de l’Ukraine de part et d’autre du fleuve.

Après tout, c’est près de Dnipro, à Poltava, que Pierre le Grand vainquit en juillet 1709 Charles XII, roi de Suède – une grande puissance européenne qui ne s’en releva pas. Le Pétersbourgeois Vladimir Poutine, qui a une statue de Pierre le Grand dans son bureau du Kremlin, connaît par cœur cet épisode fondateur de la Russie tsariste. Ce scénario est évidemment inacceptable pour les Ukrainiens et leurs alliés, et intenable pour la Russie dont les forces d’occupation seraient harcelées sans relâche et qui répliquerait en organisant des déportations massives des habitants ukrainiens. Et nous ne sommes plus en 1795, lorsque trois puissances – la Prusse, la Russie et l’Autriche – achevaient d’un commun accord le partage de la Pologne. Là encore, il n’y aurait rien à négocier, sauf si Washington ne s’opposait pas à cette issue, du moins de manière provisoire, dans la mesure où elle permettrait d’arrêter l’agression et une reprise des discussions sur le contrôle des forces conventionnelles et nucléaires. Issue cynique, mais le partage de territoires en conflit fut accepté, sinon encouragé, dans un passé récent – par exemple, en Érythrée, au Soudan du Sud et au Kosovo. Un nouveau conflit dit gelé s’installerait durablement sur notre continent.

Il faut continuer de parler avec le diable, même avec une longue cuillère

Bien sûr, on espère, sans trop y croire, la montée d’une opposition en Russie à la politique de Vladimir Poutine. Les liens entre les sociétés civiles, les acteurs culturels, intellectuels et économiques, sont denses de part et d’autre du continent européen, et il convient de les entretenir, ne serait-ce que pour aider nos interlocuteurs russes à dépasser les mensonges officiels. Il faut donc continuer de parler avec le diable, même avec une longue cuillère, comme le tentent le président français et le chancelier allemand. L’entourage de Poutine mesure forcément les erreurs stratégiques commises. Mais le maître redouté peut être tenté par la fuite en avant, en interprétant sa propre faiblesse comme une « menace existentielle » contre son pays – expression qui est, on le sait, le mot clé du recours à l’arme nucléaire. Il est bien entendu impossible de prévoir une révolution de palais, issue pourtant la plus propice à endiguer une folie meurtrière. En tout état de cause, et comme l’enseigne l’histoire de la Russie, Poutine ne survivrait pas à une défaite militaire. Il disparaîtrait après avoir laissé un champ de ruines. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !