Le théâtre de Poutine
Dans Les Leçons du pouvoir (Stock, 2018), l’ancien président de la République François Hollande fait le récit de la nuit du 11 février 2015, où se sont tenues au palais de l’Indépendance de Minsk des négociations avec la Russie pour mettre fin à la crise qu’a engendrée en Ukraine la destitution du président prorusse Viktor Ianoukovitch.Temps de lecture : 4 minutes
Au cours de mon mandat, j’ai rencontré la plupart des dirigeants de la planète et sondé leur personnalité. Le plus difficile fut à coup sûr Vladimir Poutine. C’est un homme tout en muscle et en mystère, aussi chaleureux et attentif qu’il peut être glacial et brutal, opposant toujours à son interlocuteur ce regard bleu qui lui sert tantôt à séduire tantôt à inquiéter, expansif dans ses éclats de rires et cynique dans ses raisonnements, prononçant d’une voix placide les mots les plus acides.
[…] Ce jour-là à Minsk, l’urgence est de conclure un arrêt des hostilités et de dégager un compromis institutionnel qui puisse préserver l’unité de l’Ukraine. La conférence qui se tient au premier étage du palais traîne en longueur, sans résultat. C’est le but recherché du côté russe. J’ai vite compris que Poutine veut gagner du temps et différer le cessez-le-feu le plus tard possible pour permettre aux séparatistes d’encercler l’armée ukrainienne et de conquérir des positions supplémentaires. Avec Angela Merkel, nous proposons alors de reprendre la négociation dans un format plus réduit, de faire l’impasse sur le dîner et de nous mettre vite au travail.
Un homme tout en muscle et en mystère, aussi chaleureux et attentif qu’il peut être glacial et brutal
[…] La nuit se prolonge. Nous avançons lentement. À 7 heures du matin, après avoir accepté de mauvaise grâce nombre de dispositions, Poutine s’accroche toujours à l’idée d’un cessez-le-feu lointain. Nous faisons remarquer que la Russie est sous le coup de sanctions européennes et que, si nous échouons, une nouvelle salve de rétorsions sera adoptée par l’Union. Il fait mine de n’en avoir cure. Puis, après nous avoir tenus en éveil toute la nuit il accepte in extremis un arrangement. Nous nous mettons d’accord pour laisser un délai de quatre jours avant l’arrêt des hostilités. Nous décidons du retrait des armes lourdes qui sera suivi de l’échange des prisonniers. L’autonomie des provinces est consacrée, une révision constitutionnelle permettra l’adoption d’une loi électorale par Kiev qui retrouvera le contrôle de sa frontière avec la Russie, assortie d’une zone démilitarisée.
Mais au moment de conclure, Vladimir Poutine déclare soudain qu’il faut consulter les chefs des milices. Un de ses émissaires va les rejoindre pour recueillir leur avis : où sont-ils ? Dans un hôtel à Minsk comme il nous est dit ou dans un bureau proche du nôtre ? En tout cas nous ne les verrons jamais…
Pendant que nous somnolions dans notre salle d’attente, il s’est installé dans un grand bureau doté d’un lit qui semble confortable…
Tandis que Poutine se retire, nous nous affalons sur les fauteuils et le sommeil nous gagne. Le temps passe, rien ne vient. Puis nous apprenons que les séparatistes récusent l’accord et le subordonnent à toutes sortes de précisions et de garanties. Il est déjà 9 heures, Angela Merkel et moi-même devons nous rendre à Bruxelles où un Conseil européen a été convoqué. Cette fois nous perdons patience. Il ne peut être question d’accepter l’échec. Nous exigeons de retrouver le président russe pour un ultime entretien. Pendant que nous somnolions dans notre salle d’attente, il s’est installé dans un grand bureau doté d’un lit qui semble confortable… Il s’y est visiblement reposé pendant les deux heures de battement. Il reparaît, plus frais que nous. […]
Après avoir monté cette scénographie tragicomique, il décide d’accélérer. Une ultime réunion se tient entre les présidents russe et ukrainien en notre présence. Je propose un compromis sur la date d’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Angela Merkel plaide pour que l’on ne change qu’à la marge le texte élaboré patiemment dans la nuit. Vladimir Poutine s’isole pour téléphoner. Quelques minutes plus tard, il nous confirme l’accord donné par les chefs séparatistes, ceux-là mêmes qu’il prétendait ne pas connaître au petit matin.
Ce texte dit « Minsk II » est toujours en vigueur. Il est appliqué avec plus ou moins de bonne volonté par les parties, même si de nouveaux affrontements, plus sporadiques, ensanglantent encore la région. Il a ramené un semblant de paix et préservé l’unité de principe de l’Ukraine. Le pire a été évité.
On évite la guerre mais on pérennise la domination
On a présenté ces tensions comme les prémices d’une nouvelle guerre froide entre Russie et Occident. C’est inexact. Certes Vladimir Poutine cherche à rétablir la zone d’influence qui était celle de l’empire soviétique. Mais il ne s’agit plus d’un affrontement entre deux systèmes sociaux radicalement opposés. C’est une lutte d’intérêts nationaux. Poutine veut autour de son pays un glacis d’États soumis. Sa tactique consiste à encourager les conflits de ses amis avec ses adversaires, puis à les geler. Une zone grise s’établit alors à la frontière de l’Ukraine, de la Géorgie, de la Moldavie, de l’Azerbaïdjan. Ces États restent indépendants. Mais ils sont affaiblis et sujets du même coup à l’attraction russe.
Autrement dit, les compromis passés à chaud sont nécessaires mais ils ne règlent pas les questions de fond : une paix fragile s’installe, le fait accompli imposé par les Russes devient progressivement la norme. On évite la guerre mais on pérennise la domination. Si Vladimir Poutine menace c’est pour mieux négocier. Il ne conquiert pas, il grignote.
Les Leçons du pouvoir © Éditions Stock, 2018
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