Septembre 1990, au bord du fleuve Amou-Daria, dans le sud de l’Ouzbékistan. Comme à chaque rentrée des classes, les enfants ont à peine eu l’occasion d’ouvrir leurs cahiers qu’il leur faut déjà les refermer. Dans une région où « le coton passe avant l’humain », l’école est suspendue pendant deux mois : la tradition veut que les enfants épaulent leurs parents dans les champs pour cueillir l’or blanc, fierté de l’Union soviétique. Navbakhor a 7 ans. Elle se fiche pas mal de réunir les 20 à 50 kilos qu’on lui réclame chaque soir à la pesée. La fillette préfère croquer dans des melons, cachée au milieu des cotonniers, ou dévorer les livres d’Alexandre Dumas, étendue à même la terre. Son préféré est Ascanio, elle l’a lu trois fois. Pour amuser ses grands frères en plein labeur, elle chantonne parfois La Marseillaise en français, une manière aussi de défier les brigadiers. Elle ne craint pas leurs réprimandes, sa mère la protège et elle le sait. Cette mère, elle l’adore et s’en éloigne rarement. C’est elle qui lui a transmis le goût des langues et de la liberté. Plus jeune, celle-ci rêvait d’étudier la médecine mais, promise à un pêcheur, elle n’en a pas eu le droit. Alors, pour sa seule fille, sa petite dernière, elle exige un autre avenir. « Tu dois devenir quelqu’un, lui dit-elle un jour. Et pour cela, je te soutiendrai, quitte à vendre mes bras. »

Adolescente, Navbakhor rejoint la capitale, Tachkent, et entre à l’université. Son père, un homme taiseux, encourage sa démarche sans en faire étalage. À l’époque, il est mal vu de laisser sa fille étudier, surtout lorsque cela se fait au détriment des garçons, restés au village pour travailler. Seule et loin des siens, la jeune femme multiplie les missions pour financer ses cours de langues étrangères. Embauchée dans une usine textile, elle comprend ce que deviennent les fleurs de coton que ses parents s’échinent à cueillir. Chaque jour, 10 000 tee-shirts y sont fabriqués pour une entreprise basée en Turquie, à plusieurs milliers de kilomètres de là. Navbakhor découvre la fast fashion émergente et les conditions de travail qui l’accompagnent. Elle et ses camarades ignorent tout de cette industrie, jusqu’au nom des marques pour lesquelles elles cousent à la chaîne. « On était traitées comme des robots », résume la jeune femme, yeux pétillants de chat et carré long, couleur caramel et chocolat. Pour tenir, elle se convainc que ce travail est celui d’une couturière. Cette passion aussi, elle l’a héritée de sa mère qui l’enseignait aux femmes du village. Les cours avaient lieu dans la véranda de la maison, toujours en plein courant d’air. À l’époque, le prêt-à-porter n’existait pas, les femmes confectionnaient elles-mêmes les habits qu’elles portaient. Et pour cette raison, elles les aimaient.

Depuis, la fillette des champs a fait du chemin. Pour lui permettre d’acheter un aller simple pour la France, ses parents ont vendu leur dernier bœuf. C’est à Lyon, où elle arrive comme jeune fille au pair, que Navbakhor se procure sa première machine à coudre avec laquelle elle confectionne les tenues de baptême des enfants. Cette même machine lui servira plus tard à lancer son petit atelier de retouche, dans un quartier populaire de la ville où elle posera finalement ses bagages et où le projet de sa vie s’enracinera.

« Bahor », son surnom, signifie « renaissance ». C’est lui qu’elle choisit pour baptiser sa marque de prêt-à-porter, en 2010. Sensible à l’impact socio-environnemental d’une industrie qui a saccagé sa région de naissance, elle opte pour le « surcyclage », une pratique qui consiste à récupérer des chutes de tissus destinées à la benne pour en faire des pièces, souvent uniques. Dans le bassin lyonnais, où résonnent encore les chants des Canuts, elle a l’embarras du choix. En plus d’être écologique, la démarche de Navbakhor est sociale. À travers Éco Couture, l’association qu’elle a créée en parallèle, elle aide les femmes de son quartier à s’émanciper professionnellement en leur enseignant à son tour les fondamentaux de la couture, les techniques d’entrepreneuriat et la langue française. Ces femmes viennent aussi bien d’Europe de l’Est, que de Russie, de Turquie ou d’Égypte. Avec 44 origines différentes, « on est très riches dans le quartier », précise Bahor. En l’espace de trois ans, une dizaine de femmes âgées de 30 à 50 ans ont trouvé un emploi grâce à son accompagnement.

Dans le futur, Navbakhor aimerait poursuivre son combat pour une mode éthique en Ouzbékistan, où les digues et les canaux construits pour irriguer la culture intensive du coton ont eu raison de la mer d’Aral. En cinquante ans, celle-ci a quasiment disparu. Les pesticides et engrais utilisés massivement ont imprégné les sols, saturés en sel au point qu’ils en sont devenus infertiles. Cancers et maladies pulmonaires touchent les habitants plus fortement qu’ailleurs, tout comme la mortalité infantile.

En attendant ce jour, Bahor sensibilise les consommateurs en France. Son prochain projet : confectionner une robe de mariée à partir d’un filet de pêche « tricoté » par son père et envoyé depuis l’Ouzbékistan. Une pièce qu’elle imagine comme le symbole de son histoire personnelle, de celles de la France et de l’Ouzbékistan, et, avant tout, comme un coup de gueule créatif face aux mauvaises pratiques de l’industrie du vêtement.  

Portrait par MANON PAULIC

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