Vous dites que l’industrie textile est le symbole d’une mondialisation malade. Pourquoi ?

Parce qu’elle dépend d’une globalisation vérolée depuis ses fondements. Tout commence avec la colonisation, au xviie siècle. Il faut habiller les marins anglais et français qui partent à l’assaut des colonies. On se met à employer des petites mains dans les arrière-cours de Londres et de Paris. Les conditions de travail sont ignobles. C’est le début de la fabrication en série. Au xixe siècle, la mécanisation marque un vrai tournant. On confectionne des vêtements plus rapidement, toujours avec ces mêmes petites mains, que l’on déqualifie : on les cantonne à une seule tâche. L’arrivée de la machine à coudre dans les années 1830 est terrible pour ces ouvriers. Elle s’accompagne d’un essor de l’industrie chimique sous la poussée de l’Allemagne, qui ouvre la porte à des matières plus synthétiques.

Comment l’industrie évolue-t-elle ensuite ?

Après la Seconde Guerre mondiale, le style de vie à l’américaine débarque en Europe, et avec lui les fripes qui viennent des surplus militaires. On veut habiller tout le monde, toutes les classes sociales. C’est l’objectif de nombreuses marques qui se créent dans les années 1960-1970, comme Primark. Pour faire baisser les prix de vente, et donc de production, on se met à délocaliser chez des populations pauvres, peu lettrées, qui ont besoin de manger. L’industrie s’installe principalement en Asie du Sud-Est, dans des régions qui, ironiquement, subissent la décolonisation. Un demi-siècle plus tard, rien n’a changé.

À quel moment la Chine entre-t-elle en scène ?

Dès les années 1960, la Chine décide d’imiter les pays industrialisés et de copier leurs technologies.

Les importations sont d’abord limitées à cause des « accords multifibres », qui fixent des quotas. Mais, dans les années 1990, ces accords sautent et on assiste à un véritable débarquement de produits chinois en Europe. Pour le consommateur, toute cette période est plutôt positive : l’habillement se démocratise. Avant, on possédait quelques chemises, deux jupons et deux corsages dans son placard. On peut désormais renouveler plus régulièrement sa garde-robe, pour moins cher. La question est : jusqu’où ? Aujourd’hui, on peut trouver un bikini à 1 euro. Derrière un prix si bas se cache forcément une réalité abjecte.

Cette réalité, c’est ce que l’on appelle la fast fashion ?

Oui. La fast fashion, c’est cette mode « jetable » qui se caractérise par un renouvellement ultrarapide des collections, produites à moindre coût dans un environnement de misère. Elle trouve l’un de ses fondements dès la fin du xixe siècle, lorsque les ouvriers du textile se plaignent de leurs conditions de travail et se mettent à faire grève. Il faut imaginer un moyen de les calmer. On pense alors que, pour qu’ils acceptent ce système défavorable, il faut les faire participer à la consommation. À la télé, à la radio, on glamourise les produits, on pousse à l’achat. Les ouvriers et les classes modestes en général, payés juste assez pour acheter, commencent à faire du shopping un habitus, une activité du week-end. Leur exploitation peut continuer, à l’abri des regards. C’est le cas aux États-Unis : les usines de Manhattan sont délocalisées dans les quartiers miteux de Los Angeles. Ce sont ces mêmes sweatshops que l’on retrouve aujourd’hui à Leicester, en Angleterre, et à Prato, près de Florence. Cet été encore, un Chinois est mort de faim dans un entrepôt de cette ville italienne, mangée par la fast fashion chinoise. Car la fast fashion, on ne la trouve pas seulement en Asie. On la trouve ici aussi, par exemple, à Aubervilliers.

La main-d’œuvre bon marché est-elle le seul avantage qui pousse les industriels à s’installer ailleurs ?

Non, bien sûr. À l’heure des préoccupations écologiques, les industriels vont s’installer là où ils peuvent déposer leurs poubelles, dans des pays où les réglementations en matière de pollution sont beaucoup plus souples. Les conséquences sont désastreuses. En Inde, parce qu’ils ont bu l’eau de leur village aux abords des champs de coton chargés en pesticides, des enfants de 3 ans ont besoin d’une greffe de rein. Des équipes de scientifiques indiens ont remarqué une explosion des cas d’autisme chez les enfants du Pendjab. Sans compter les cas de stérilité qui se multiplient, les villages qui se dépeuplent. Et cela arrive aussi chez nous. Aurélie, une vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter du Mans, s’est trouvée couverte de cloques en ouvrant un carton de vêtements neufs, avant de faire quatre fausses couches. Un vêtement neuf ne sent pas « le neuf », il sent le baryum, le cadmium, le mercure, le plomb, bref, tous les métaux lourds. Les dockers des ports français ont fini par obtenir des combinaisons intégrales et des masques pour se protéger des gaz toxiques lorsqu’ils ouvrent les conteneurs de textile, au moment de vérifier la marchandise.

En 2019, à l’occasion du G7 à Biarritz, de grandes marques comme Hermès, Chanel, Nike ou encore La Redoute se sont engagées à réduire leur impact environnemental en signant le Fashion Pact. Est-ce un tournant ?

Le Fashion Pact ne concerne que l’environnement, et c’est problématique parce qu’il est tout à fait impossible de déconnecter l’écologie des conditions de travail et de la santé des ouvriers. Par ailleurs, le Fashion Pact n’engage à rien concrètement. Cela ne signifie pas qu’aucun effort n’a été fait. Le groupe Kering, par exemple, qui rassemble des marques telles que Gucci, Saint Laurent, Balenciaga ou encore Alexander McQueen, n’a pas attendu ce pacte pour agir. Dès 2004, le groupe s’est inquiété de la présence de produits toxiques dans ses vêtements. Dans leur laboratoire de Milan, en Italie, des chimistes analysent toutes les teintures et colorants de leurs productions. Kering commence aussi à racheter des usines de production, ce qui signifie qu’ils seront désormais maîtres des règlements intérieurs.

Ne vaudrait-il pas mieux relocaliser les industries en France ?

Je ne suis pas de cet avis. Nous sommes allés chercher des centaines de milliers de travailleurs pauvres, on les a exploités à travers des sociétés de sous-traitance, et on voudrait maintenant les abandonner ? Et puis, d’un point de vue purement pratique, nous n’avons plus les savoir-faire. Trouver un bon patronnier en France relève de la mission impossible. Je ne suis pas pour le tout made in France. Il faut aller prendre les talents où ils sont. En Europe, les Portugais tissent très bien, les Italiens sont très bons en maroquinerie, les Allemands étaient les premiers sur les colorants bio, les brodeuses roumaines sont extrêmement douées. Cela, à condition de les payer correctement. Au Bangladesh, on peut doubler ou tripler le salaire d’un travailleur en augmentant le prix de vente du produit d’une quinzaine de centimes seulement. C’est aux entreprises d’accepter de faire une marge moins grande et donc de moins rémunérer leurs actionnaires. Amancio Ortega, le fondateur de Zara, est l’un des hommes les plus riches de la planète.

Comment distinguer les vraies initiatives écoresponsables du greenwashing ?

C’est extrêmement compliqué. Il existe bien des labels comme Oeko-Tex ou Max Havelaar, mais il y en a trop, on s’y perd. Je pense que ce n’est pas au consommateur de vérifier que son vêtement n’est pas empoisonné ou qu’il n’est pas un produit de l’esclavage. Lorsque vous allez dans une boulangerie et que vous commandez une chocolatine, on ne vous donne pas un croissant fourré avec de la mort-aux-rats. La question relève de l’État et des industriels. La mode est une question éminemment géopolitique. Quand on a découvert la situation des Ouïghours, les États-Unis ont été les premiers à boycotter les produits en provenance du Xinjiang. L’Union européenne s’est à son tour montrée prête à bannir ces importations. Si toutes les grandes puissances mettent la pression sur la Chine, elle sera forcée de changer. Je l’espère, en tout cas.

Comment le consommateur peut-il agir ?

Il nous faut commencer par réduire drastiquement notre consommation en nous posant les questions suivantes : Ai-je vraiment besoin de cet article ? N’ai-je pas déjà un produit similaire ? Est-ce vraiment ma taille ? Ce vêtement va-t-il durer dans le temps ? Nous possédons tous des vêtements que nous ne portons jamais. Il faut ensuite s’éduquer, apprendre ce qu’est un vêtement, comprendre sa valeur, et donc son prix. Un tee-shirt éthique ne peut en aucun cas coûter 10 euros. On peut aussi apprendre à lire les étiquettes, savoir ce que sont l’acrylique, le polyester… Malheureusement, celles-ci sont incomplètes : il y manque les teintures et les produits ajoutés au moment de la finition. Il faudrait réclamer une plus grande transparence des étiquettes.

Aujourd’hui, que représente la mode éthique dans le monde ?

Je préfère parler de mode propre, et elle ne représente rien du tout. Elle existera vraiment le jour où ses enseignes auront pignon sur rue, comme c’est le cas pour Primark, Zara ou H&M. Elle aura du poids lorsqu’elle entrera dans le quotidien des gens. Pour l’instant, la mode propre reste une niche réservée à une tranche privilégiée et en demande.

De plus en plus de grandes marques se lancent dans la seconde main. Est-ce une bonne nouvelle ?

Ce n’est pas une bonne nouvelle, à commencer pour nos fripières qui ne pourront plus acheter parce que les prix auront trop augmenté. Les marques font déjà assez d’argent. Elles veulent encore créer des monopoles. Par ailleurs, la seconde main n’est intéressante que si l’on a réussi à changer son habitus en consommant moins. Si l’on revend ses vêtements sur une plateforme comme Vinted pour se déculpabiliser d’en acheter des neuves, cela n’a aucun impact.

La mode peut-elle réellement se réinventer, et comment ?

L’industrie textile doit avant tout assumer et reconnaître son passé. Il ne suffit pas de multiplier les innovations écologiques, comme ces matériaux à base d’ananas ou de cactus – qui du reste fonctionnent très bien pour certains. Il faut refonder entièrement le système dans le respect de tous les travailleurs, en leur donnant l’occasion de se former afin qu’ils ne soient plus condamnés à coudre des braguettes toute leur vie. Je pense que l’industrie textile est capable de se réinventer. On vit un tournant historique. Bien que l’époque soit à l’écoblanchiment, dans une quinzaine d’années, la situation aura changé. En revanche, j’ai peur du fossé qui va se creuser avec, d’un côté, de l’ultrafashion pour les pauvres et, de l’autre, une mode éthique pour ceux qui auront les moyens de se l’offrir. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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