Tous les matins, la même histoire. On ouvre un œil et on attrape son téléphone. Les nouvelles du monde viennent nous brûler la rétine. On n’est pas tout à fait réveillé que le monde nous tabasse, du moins est-ce l’impression qu’on a, si souvent. Trop souvent. On est encore dans son lit, l’endroit qui devrait être le plus protecteur et le plus protégé de tous, et déjà, le monde a gagné. Par K.-O.

Ou bien : on se lève, on titube jusqu’au salon, on allume la télévision. Le monde explose sous nos yeux. On n’en demandait pas tant. Tout ce qu’on voulait, c’est prendre de ses nouvelles. Et s’assurer, peut-être, qu’il est toujours bien là.

On n’est pas bête, on voit bien ce qu’on s’inflige, et la manière dont ce rapport à l’information influe sur l’humeur. Sur l’humour. Alors, peut-être qu’on essaie de ruser avec soi-même. Peut-être qu’on renonce à la télévision. Ensuite, on éloigne son téléphone, et on se surprend (les enfants se moquent un peu de nous) à militer pour cet objet perdu, le réveille-matin. Imaginons un moment qu’on y arrive. Les premiers instants prennent une douceur étonnante, presque oubliée. Une douceur du siècle dernier. On se lève, on se rend dans la cuisine et on allume la radio. On prépare le café, les tartines, on regarde la couleur du ciel, on surveille le moment où s’éteindra le lampadaire, devant l’immeuble – à quelle heure point le jour en ce moment ? C’est si pénible de se lever alors qu’il fait nuit – et dans cet intervalle où le cocon de la cuisine succède au cocon du sommeil, le monde s’infiltre. Au goutte-à-goutte, si le volume est bas, si on va et vient dans la maison, réveillant les uns et les autres, debout, on va être en retard. Ou bien il fait irruption, ce monde, brutalement. Cette irruption, cette explosion, la déflagration que sont les faits, on ne peut que la repousser, la retarder ; il est impossible de s’y soustraire. Il n’est même pas pensable de le faire. Renoncer à l’information, c’est renoncer à être dans le monde. C’est renoncer au monde. Moi, je sais que cela m’est impossible. Mais je sais aussi combien le régime contemporain de l’actualité me fait souffrir. Cette souffrance est si quotidienne, si banale, que j’ai appris à vivre avec. Parfois, elle se rappelle à moi avec une violence inédite. Cela a été le cas dans les premiers mois de 2022, au début de la guerre en Ukraine, où je me réveillais toutes les deux heures pour consulter les nouvelles. C’était une catastrophe. Et j’étais dans un état catastrophique.

Et si nous quittions le ring ? Pas pour sortir du monde, mais pour nous y plonger d’une autre façon

Au moment des attentats de novembre 2015, où nous étions si nombreux à être rivés aux canaux d’information dans la stupeur et dans l’effroi, je me souviens avoir entendu une psychologue dire que les chaînes d’information en continu, qui rediffusent par cycles courts les mêmes reportages, les mêmes images, fonctionnent comme un cerveau traumatisé. En d’autres termes, elles nous font vivre l’information de façon traumatique : à leur façon, donc, elles nous traumatisent. Nous le voyons bien. Obnubilés et pourtant, paradoxalement, toujours plus indifférents, toujours plus apathiques : l’abondance d’informations fait que l’une chasse l’autre. Dans une chaîne en apparence infinie de scandales, plus rien n’est scandaleux, puisque plus rien ne sort de l’ordinaire – cet ordinaire de la crise, d’une succession de crises, qui est désormais le nôtre. Pourtant, certains spécialistes vont jusqu’à avancer que c’est le régime occidental d’accès et de consommation de l’information qui ancre en nous la conviction que le monde est pire qu’avant, ce que les faits, dans certains domaines, viennent démentir.

Que faire ? Comment échapper à ce que l’historienne Emmanuelle Loyer nomme « la frénésie cannibale d’un présent tyrannique » ? La réponse, avance-t-elle, est à chercher du côté d’un autre rapport au temps.

Et si l’information n’était que la pointe émergée de l’iceberg ? Si ce qui nous mettait en difficulté, c’était, davantage que la teneur des actualités, leur temporalité même ? Celle qui nous cloue dans ce « présent tyrannique » où un fait, sitôt asséné et à peine encaissé, est remplacé par un autre. Et si nous quittions le ring ? Pas pour sortir du monde, pas pour lui tourner le dos, mais pour nous y plonger d’une autre façon, et sur une autre durée. On va dire que je prêche pour ma paroisse – et je suis reconnaissante à Emmanuelle Loyer de prêter sa réflexion d’historienne à la question – mais la littérature, et en particulier les romans, ouvre la possibilité d’un autre rapport à l’événement. L’information ne déboucherait alors plus sur une autre information, puis une autre dans une mosaïque absurde. Mais sur une expérience prolongée, approfondie, sensorielle et… sensée. En d’autres termes, sur une forme de connaissance. Alors, pour nous ménager un espace de lenteur, pour nourrir notre « imagination politique » et nous donner une chance de « suspendre et parfois même surprendre le temps », pourquoi ne pas nous tourner vers l’essai d’Emmanuelle Loyer, L’Impitoyable aujourd’hui (Flammarion, 2022) ? Ou, tout simplement, aller chercher ce roman, là – vous savez, celui qu’on a désiré un jour, celui qui attend son heure depuis une semaine ou un an, posé sur (ou sous) la table de nuit. Classique ou contemporain, peu importe : il aura quelque chose à nous dire de nous-mêmes. De notre époque. De notre actualité. 

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