C’est un adage qu’on enseigne dans les écoles de journalisme : « Qu’un chien morde un évêque, cela n’intéresse pas grand monde. Qu’un évêque morde un chien, et le public sera intéressé. » Au printemps 2020, au moment de l’épidémie de Covid-19, Laurence Delpierre, 64 ans, ancienne reporter, a subitement eu le sentiment que, tous les jours, un évêque mordait un chien. Avec la pandémie, pas une journée ne se passait sans qu’un événement majeur n’intervienne.

On retrouve cette journaliste à la retraite dans un café du 18e arrondissement de Paris sur le coup de 17 heures à la toute fin novembre 2022. Elle a un foulard noué autour du cou, les cheveux blonds et clairs, un bracelet coloré au poignet. Dehors, la nuit avale peu à peu la ville. Elle commande un chocolat chaud et raconte comment la pandémie la scotchait aux informations… avant de la faire subitement décrocher de l’actualité : « Pendant la première vague, j’étais comme shootée à l’info. J’étais connectée tout le temps. Je suivais l’évolution de la maladie pays par pays. Je m’intéressais à la protéine Spike, à l’ARN messager… Je voulais tout comprendre… C’était comme si on vivait sous un régime de guerre. »

Le matin, au réveil, elle est sur son téléphone portable et lit l’application La Matinale du Monde. Elle enchaîne aussitôt après avec Le 7/9 de France Inter, au moment de son petit-déjeuner. Rebelote le midi : elle branche sa radio et écoute le journal de la mi-journée de Bruno Duvic. Elle veut à tout prix savoir ce qu’il s’est passé durant la matinée. Elle continue de consulter son téléphone tout au long de la journée pour suivre l’évolution de la maladie. Heure par heure. Presque minute par minute.

« C’était trop… J’ai fait un burn-out d’informations »

La crise du Covid s’estompe, le temps passe… mais le flot d’informations angoissantes ne tarit pas : « L’Ukraine, l’Iran, le dérèglement climatique, l’Australie qui se prend deux degrés de plus, la Grande Barrière de corail qui se fait dézinguer… C’était trop… J’ai fait un burn-out d’informations. » Sur la table du café, son chocolat chaud est terminé. Elle répète : « Un burn-out d’informations. » Le terme, venu de l’anglais, désigne d’ordinaire un « état de fatigue intense lié au stress au travail ». Dans le cas de Laurence Delpierre, aucun médecin ne lui a diagnostiqué quoi que ce soit. Elle s’est simplement sentie soudainement ensevelie sous les mauvaises nouvelles. Comme étouffée. Elle dit : « Quand tu tombes dans l’addiction, tu as tout le temps peur de rater une info. Tu n’as plus le recul pour juger de ce qui est important ou non. » Malgré sa frénésie de savoir, elle passe ainsi à côté d’une donnée essentielle : on ne meurt pas nécessairement du Covid. « J’étais tellement le nez dedans que je n’y ai même pas fait attention. Durant la première vague, je pensais que quelqu’un qui l’attrapait mourait forcément. »

Face à la multiplication des informations qui l’angoissent, l’ancienne journaliste décide de réduire drastiquement sa « consommation » de nouvelles. Comme certains arrêtent la cigarette, elle cesse d’écouter la radio. Le matin, elle remplace l’écoute de la matinale de Nicolas Demorand et de Léa Salamé par la lecture, au lit, de L’Arabe du futur de Riad Sattouf et du Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli. Elle se remet à lire Maupassant et Balzac. Elle a toujours l’application du Monde sur son téléphone : « Mais je ne la checke plus cinq fois par jour, précise-t-elle. Il peut se passer plusieurs journées sans que je la regarde. »

Laurence Delpierre n’est pas la seule à se sentir écrasée par le poids de l’information. Dans le Tarn, dans le Var et en Charente-Maritime, nous avons recueilli le même type de témoignages. Selon l’étude de la Fondation Jean-Jaurès, près d’un Français sur deux souffre de « fatigue informationnelle ». Un chiffre inquiétant. 38 % disent même en souffrir « beaucoup ». « Le monde de l’information est une forme de McDonald’s géant où l’on peut s’abreuver de Big Mac et de Face à Baba en permanence », écrivent, mi-inquiets mi-caustiques, les auteurs de l’étude.

Xavier B., un chef d’entreprise de Charente-Maritime, a ressenti le besoin de couper le robinet d’informations aux alentours de novembre 2022. La guerre sévissait alors en Ukraine depuis neuf mois. Les feux de forêt avaient ravagé la France une bonne partie de l’été. Le dérèglement climatique se faisait sentir plus que jamais. Le chef d’entreprise participe à une réunion d’entrepreneurs quand une de ses connaissances lui explique avoir cessé de s’informer. « Ça a mis des mots sur quelque chose que je m’étais mis à faire depuis quelque temps sans m’en rendre compte », explique-t-il. Il est alors abonné au Monde et à Mediapart, mais ne les lit pratiquement plus. Il a presque arrêté d’écouter la radio. « J’en avais marre des journalistes qui interviewaient uniquement leurs interlocuteurs en les titillant pour leur faire dire la petite phrase de travers », détaille-t-il. Il ajoute : « Et puis il y a beaucoup de répétitions, les infos sont toujours négatives. Souvent je trouve que ça manque d’analyse, de mise en perspective. »

Même son de cloche dans le Tarn, chez une jeune femme que l’on appellera Camille (elle ne souhaite pas donner son nom). Elle est psychologue de métier. Durant l’été 2017, alors qu’elle traverse un moment personnel délicat, elle décide de couper sa télévision. C’est le moyen quasi exclusif par lequel elle s’informe. « J’ai arrêté d’allumer ma télé parce qu’il n’y avait quasiment que des faits divers. Souvent, c’étaient les mêmes choses répétées en boucle », dit-elle. Elle a des mots salés au sujet des professionnels des médias : « Je trouve qu’il n’y a plus d’éthique et de morale dans le journalisme. On peut dire de quel bord politique est le présentateur rien qu’à sa façon de poser ses questions. Je trouvais qu’il n’y avait pas de neutralité et que, souvent, le journal télévisé était plus centré sur le présentateur que sur l’information qu’il était censé donner. »

Elle ajoute : « La télé me renvoyait une image angoissante et déformante de la société. 5 % de ce qui se passait dans la vie occupait 90 % de l’antenne. Il y a un grand écart entre ce qu’on vit et ce qu’on nous raconte. Ça ne m’aidait pas à penser. »

« Quand tu tombes dans l’addiction, tu as tout le temps peur de rater une info. Tu n’as plus le recul pour juger de ce qui est important ou non »

Dans le Var, du côté de Toulon, Gwladys Pilou, 35 ans et coach en développement personnel, dit la même chose. Enfant, elle a grandi avec le téléviseur allumé sur le 20-heures au moment du repas du soir. Son père regarde encore le JT quotidiennement, dit-elle. Chez ses grands-parents, BFM tournait toute la journée. Devenue maman, elle a décidé de ne pas répéter cette situation. « Les informations sont trop négatives. Je trouvais qu’elles provoquaient des émotions maussades et peu constructives… surtout pour mes enfants. » Comment élever des gosses dans un monde incertain et angoissant ? se demande-t-elle.

La décapitation de Samuel Paty en octobre 2020 lui a fait l’effet d’un électrochoc. « Avec mon mari, on s’est dit qu’il fallait arrêter les infos. Notre fils avait 7 ou 8 ans à l’époque. Il a fallu lui expliquer ce qu’il s’était passé. C’était compliqué. On a fait comme on a pu en disant que, comme il existait des voleurs, il existait des gens méchants… Heureusement, les profs de son école lui ont très bien expliqué. »

Le soir, à l’heure du dîner, sa petite famille mange désormais devant des DVD de Kaamelott, la série à succès de M6. « On ne met plus rien de sérieux », dit la coach. Elle précise : « On n’est pas coupés du monde, on est juste coupés des médias. »

Les récriminations de beaucoup font écho à l’étude annuelle de La Croix sur la confiance des Français dans les médias. Selon les résultats publiés en janvier 2022, jamais l’intérêt pour l’actualité et la confiance envers les médias n’ont été aussi faibles. Un constat inquiétant alors que l’étude existe depuis 1987.

« Je n’ai jamais acheté un journal de ma vie »

Combien dépense chacun pour s’informer ? Les réponses varient. Xavier B., le chef d’entreprise, estime son budget mensuel à une quinzaine d’euros. Ce sont ses abonnements numériques au Monde et à Mediapart. Même s’il ne lit plus le premier, il compte conserver l’abonnement : « Les enfants s’en servent. » Il va, par contre, faire cesser le second. « C’était juste pour voir, mais je ne le lis jamais. »

Laurence Delpierre, la retraitée du journalisme, dépense une dizaine d’euros pour s’informer tous les mois. Il s’agit de son abonnement numérique au Monde qu’elle « partage avec une copine ». Elle consulte aussi l’application Cafeyn, qui permet d’avoir accès à un grand nombre de titres de la presse française. « Mais c’est inclus dans ma box SFR, précise-t-elle. Je ne sais pas combien l’appli coûte seule. » Elle est, en revanche, abonnée à Netflix, Disney Plus, OCS, Amazon Prime et Spotify. Des abonnements d’une dizaine d’euros chacun dont elle partage le coût avec d’autres. « Mon budget presse a glissé vers les plateformes, analyse-t-elle. C’est fou, alors que j’ai longtemps été une militante qui considérait qu’il fallait payer pour de l’information de qualité. »

Dans le Var, Gwladys Pilou, elle, n’a jamais déboursé un euro pour un journal. Idem dans le Tarn, pour Camille, la psychologue : « Je n’ai jamais acheté un journal de ma vie. Les seules fois où j’en ai eu un dans les mains, c’étaient les journaux gratuits du métro quand je vivais à Paris. » Serait-elle prête à payer ? « Pour que j’en lise un, il faudrait qu’on me l’offre », répond-elle.

Chacun raconte le sentiment d’« impuissance » – le mot revient dans toutes les bouches – face aux désastres du monde. « On voit qu’il y a un tsunami quelque part, et nous, qu’est-ce qu’on peut y faire ? Rien. C’est triste, mais c’est comme ça », déplore Gwladys Pilou, la coach en développement personnel.

« J’ai le sentiment que c’est la “chronique de l’apocalypse annoncée”, déplore Laurence Delpierre. Une fois que le constat du dérèglement climatique est posé, qu’est-ce qu’on fait ? Ça me met dans un état d’indignation pas possible. » Elle voudrait des actions concrètes. Des idées pour changer les choses. « Au lieu de cela, on apprend que les Jeux asiatiques d’hiver de 2029 seront organisés par l’Arabie saoudite… Ça me donne envie de pleurer. »

L’étude de la Fondation Jean-Jaurès pointe les dangers sur la santé psychique de la fatigue informationnelle. « C’est sûr que ça peut accentuer un mal-être ou un état dépressif chez quelqu’un qui l’est déjà », juge Gwladys Pilou. « C’est certain que ça a des effets sur ma santé et sur celle des autres, juge aussi Laurence Delpierre. Il y a plein d’experts du Giec qui sont en dépression et qui ne veulent plus faire d’enfants. »

« Il y a eu des avancées incroyables en matière de neurosciences et des gens cherchent des solutions. Il faut des informations porteuses d’espoir »

S’ils ne s’informent plus, les événements les plus importants leur parviennent tout de même. « J’apprends les choses devant l’école des enfants, quand je discute avec les autres parents, explique la coach installée dans le Var. Je suis juste en décalé. Les morts sur les chantiers du Qatar, je l’ai appris bien après. » Elle sourit. La seule fois où elle a allumé sa télévision pour des informations ces derniers mois, ça a été au moment des orages de l’été. « Toulon était en vigilance orange, je voulais savoir ce qu’il risquait de nous arriver. J’ai branché la télé quelques minutes. »

Camille n’a, elle, rallumé son téléviseur qu’« une ou deux fois » en cinq ans. Une fois, en août 2020, au moment de l’explosion gigantesque dans le port de Beyrouth, au Liban. « Je connaissais personnellement quelqu’un là-bas. Je voulais me rendre compte des dégâts. » Une autre fois en 2020, au moment de la pandémie de Covid, pour suivre une allocution d’Emmanuel Macron. Elle travaille dans le secteur médical. « Je voulais savoir à quelle sauce j’allais être mangée. » Les autres événements majeurs, elle en entend parler « à la machine à café » de son lieu de travail.

Ils ont remplacé le « tout de suite » par le « quand je veux »

Tous filtrent désormais ce qu’ils lisent ou regardent. À l’information de flux, aux « push » et aux « notifications », ils préfèrent les podcasts et les replays. Ils ont remplacé le « tout de suite » par le « quand je veux ». À l’information « subie », ils préfèrent une information « choisie ».

Dans le Tarn, Camille regarde « parfois » « quelques » Cash Investigation. Laurence Delpierre jette tous les deux jours en moyenne un coup d’œil à l’émission Vu sur France 5, l’héritière du Zapping de Canal Plus. Ces derniers temps, elle s’est mise à regarder des documentaires sur la santé et les progrès de la médecine. « Il y a eu des avancées incroyables en matière de neurosciences et des gens cherchent des solutions. C’est ça que j’ai envie de voir aujourd’hui. Il faut des informations porteuses d’espoir, même s’il ne faut pas avoir que ça. » Xavier B., lui, écoute beaucoup de podcasts. À voix nue et Les Pieds sur terre sur France Culture, Grand bien vous fasse ! sur France Inter. « Mais seulement si le sujet m’intéresse », précise-t-il. Il fait défiler les intitulés d’émissions sous ses yeux : « Les musulmans qui se convertissent au catholicisme, les bienfaits du froid… c’est des choses qui peuvent m’intéresser. Ça va m’apporter des connaissances. C’est ce que je recherche. » Il tombe sur un autre sujet : « Les nouvelles voix du féminisme ». Il dit : « Ça, je n’écouterai pas. C’est peut-être bien, mais je sature par rapport à ce genre de sujet. »

L’étude de la Fondation Jean-Jaurès pointe le danger possible d’une « fatigue démocratique » induite par la fatigue informationnelle. Comment voter en connaissance de cause sans connaître les grands enjeux de société ? Comment se forger une opinion honnête sans suivre les débats de société ?

« C’est vrai qu’avant je votais à toutes les élections. Maintenant, je ne vote plus que pour la présidentielle », explique la Tarnaise Camille. Elle est farouchement opposée aux thèses de l’extrême droite. « Des gens haineux dans leur discours », dit-elle. Autour d’elle, de nombreuses personnes « ont migré » vers ce courant politique ces dernières années. « Je n’ai pas forcément de contre-argument à leur opposer. Je ne parle juste pas de politique avec eux. » Elle a d’ailleurs refusé d’offrir le livre d’Éric Zemmour à un proche qui le lui demandait. « J’ai dit qu’il fallait demander à quelqu’un d’autre mais que, moi, je ne pouvais pas acheter ça. »

Laurence Delpierre, si elle y voit une incidence sur la vie citoyenne, se dit désabusée. « J’ai toujours dû voter “contre”, jamais “pour”. On a toujours le sentiment que l’on doit voter pour des personnes avides de pouvoir qui ne sont pas vraiment intéressées par l’idée d’aider les gens. » Gwladys Pilou, elle, ne voit pas de paradoxe à voter sans regarder les infos : « Pour la présidentielle, j’ai pris le temps de regarder les professions de foi qu’on recevait dans la boîte aux lettres. Je n’ai juste pas regardé les débats à la télé. » 

Vous avez aimé ? Partagez-le !