Pourquoi cet intérêt pour la fatigue informationnelle ?

David Medioni : À la Fondation Jean-Jaurès, nous avons documenté beaucoup de signes de fatigue chez les Français. La fatigue démocratique, la flemme. Je pensais nécessaire, au sein de l’Observatoire des médias, de creuser cette notion par rapport à l’information. Je voyais autour de moi des gens qui se plaignaient des débats hystériques et arrêtaient de s’informer. C’était une intuition de journaliste.

Guénaëlle Gault : À cela s’ajoute le fait que, si beaucoup de facteurs de cette fatigue sont visibles – les fake news, le complotisme, le populisme… –, nous voulions aussi nous intéresser aux mutations silencieuses sur lesquelles tout cela prospère. Ces tectoniques des plaques qui révèlent des phénomènes sourds mais puissants.

En 1984, dans son livre Pour sortir du XXe siècle, Edgar Morin évoquait déjà un « nuage informationnel ». Qu’y a-t-il de vraiment nouveau ?

David Medioni : La nouveauté, c’est la surabondance des canaux d’information. On en compte en moyenne 8,3 pour chaque français. C’est énorme ! Surtout, il y a une volonté importante de partager, de commenter, de discuter l’info. Les plus fatigués sont ceux qui ont le plus envie de comprendre et de partager, d’être actifs dans leur pratique informationnelle. Autre nouveauté : est battue en brèche l’idée selon laquelle plus la numérisation et l’accès à l’information seraient importants, plus la compréhension du monde serait aisée et faciliterait la prise de décisions éclairées ; c’est tout l’inverse qui se produit.

L’abondance nous empêche d’y voir clair. Le nuage informationnel dont parlait Edgar Morin, c’était le constat d’un flou qui ne permettait pas de distinguer l’information importante. Ce constat est toujours valable, mais s’y ajoute l’impression de ne plus savoir quoi penser, de ne plus être capable de comprendre le monde.

Guénaëlle Gault : Edgar Morin a été visionnaire. Nous sommes entrés de plain-pied dans une société dite, justement, « de l’information », caractérisée par une économie visant à capter notre attention et qui ressemble beaucoup à une bataille rangée. L’économiste et psychologue Daniel Kahneman explique que coexistent chez l’humain deux systèmes de pensée : le système 1, qui est le mode de réflexion émotionnel, réactif, automatique, et le système 2, qui est celui de la réflexion en profondeur, plus lent et plus posé. Aujourd’hui, les techniques marketing, mais aussi les médias s’appuient sur l’expertise des neurosciences et savent quels biais cognitifs titiller en nous pour déclencher une action. On s’adresse sans arrêt au système 1 alors que, pour « digérer » l’info, la transformer en connaissance, se faire une opinion et prendre des décisions, il faut solliciter le système 2, qui a besoin que l’on en prenne soin pour bien fonctionner.

David Medioni : Les médias sont en effet globalement tournés vers ce système 1 dans lequel il convient d’étonner plutôt que d’informer. Il s’agit de capter l’attention des lecteurs/téléspectateurs/auditeurs.

Guénaëlle Gault : Cela rejoint nos préoccupations de départ : à force de vouloir capter l’attention en attisant les émotions, les médias prennent le risque de cristalliser le débat public sur ce qui est le plus spectaculaire, le plus polarisé, et donc de mettre la lumière sur les extrêmes. Cela entraîne une disparition de la nuance. On le voit dans nos études : pour une question donnée, il y a souvent d’un côté 20 % de Français très favorables et, de l’autre, 20 % très opposés. Mais, au milieu, il y a une majorité silencieuse, tous ceux qui ne savent pas encore, qui sont plus nuancés, qui auraient besoin d’informations mais sont soumis à ce feu constant qui les agresse.

Vous avez distingué cinq profils de « fatigués de l’info ». Lesquels vous surprennent et pourquoi ?

David Medioni : Le profil qui m’a le plus interpellé, ce sont les « hyperconnectés épuisés » – la part la plus jeune du panel. Leur témoignage vient battre en brèche l’idée selon laquelle cette génération née avec le numérique et qui possède les codes de l’hyperconnexion est a priori à l’aise dans cet univers et s’en sort bien. Or, l’étude montre que c’est tout le contraire qui se passe. C’est la partie de l’échantillon qui indique avoir le plus de difficultés à s’informer et confie devoir faire un grand effort pour y parvenir. Ces « hyperconnectés épuisés » sont les plus actifs dans leur rapport à l’information, mais, en même temps, ils peinent à la hiérarchiser. Cela pose la question de l’éducation aux médias et du rôle des pouvoirs publics. En tant que journaliste, je travaille avec l’Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch) et je m’intéresse donc aussi à un autre groupe de personnes, celles qui sont défiantes et vont chercher des récits alternatifs. Cela peut se traduire par un attrait pour le fact-checking, mais aussi par la recherche d’une « autre vérité », qui leur convient mieux et qui les rassure. Ceux-là disent faire confiance aux sources qu’ils se sont choisies.

Guénaëlle Gault : Deux des profils que l’on met en évidence se caractérisent par leur défiance. L’un la retourne contre le système. Il se préserve et dit : j’arrête de consommer vos infos, car je n’ai plus confiance en vous. Les autres restent accrochés à l’info, mais la défiance se retourne contre eux-mêmes, ils subissent et ont le sentiment de ne plus rien maîtriser. C’est une décapacitation. Le premier profil est davantage masculin, le deuxième plus féminin.

« Dans une société de l’information, il faut mettre en place une hygiène mentale individuelle. »

David Medioni : Autre fait notable : les jeunes, mais pas seulement eux, se plaignent du langage entendu dans les médias. Ils ne comprennent pas toujours les choses. Exemple : lorsqu’ils entendent parler de la place Beauvau, ils ne savent pas toujours ce que l’expression recouvre. D’où le sentiment qu’il y a un entre-soi médiatique et que l’information est présentée d’une façon qui les exclut.

Pourquoi les gens décrochent-ils ?

Guénaëlle Gault : Cela dépend des circonstances. On l’a vu en France ou en Grande-Bretagne, à des moments où le débat public devient plus ardent. Le Brexit ou la dernière présidentielle ont constitué, pour certains, l’occasion de s’abstraire de l’information, de même que la pandémie. Des gens ont décidé de se préserver. Il y a des causes exogènes qui font que le flot d’informations devient pour ces personnes trop fort ou trop extrême. Ces gens disent : les médias ne parlent pas mon langage, ne représentent pas ma réalité ni mon avis, donc je me retire du champ informationnel.

Récemment, des faits divers malheureux comme le meurtre de la petite Lola ont, par exemple, pu laisser penser que l’immigration et l’insécurité étaient la préoccupation principale des Français. C’est très important pour un Français sur dix, mais pour la plupart d’entre eux, c’est le pouvoir d’achat, le système de santé et l’environnement qui comptent le plus. Les médias en sortent disqualifiés. L’information doit aider à penser et à prendre des décisions. Lorsque cela n’est plus le cas, un phénomène de retrait, une envie de faire une pause, se manifeste chez nombre de nos concitoyens. Cet été, on a observé beaucoup de feux en France. Quand les médias ne relaient que les images anxiogènes, sans offrir d’ouverture sur des solutions qui débouchent sur l’action, le découragement et l’envie de se préserver l’emportent.

David Medioni : L’hystérisation du débat pour faire de l’audience et nourrir un modèle économique qui est l’alpha et l’oméga d’un groupe comme celui de Bolloré, par exemple, avec les émissions d’Hanouna ou de Pascal Praud, est l’une des causes principales du retrait de l’info.

Comment lutter contre le découragement ? Que doivent faire les médias ?

David Medioni : À mes yeux, les solutions reposent sur trois piliers. Ni les médias ni les citoyens ni les pouvoirs publics ne vont réussir seuls. Chaque citoyen doit se poser la question de son bilan carbone informationnel : où en suis-je de mon rapport à l’info ? est-il addictif ? comment mieux m’informer ? Pour les médias, la question est : comment retrouver des médias bornés avec un début et une fin, un sommaire fixe ? Du côté du numérique, le sommaire change toutes les secondes. On voit que les « hyperinformés en contrôle », la génération qui a grandi avec le Minitel, ont un rapport serein à l’information et savent la hiérarchiser. Nous sommes dans un contexte où les médias veulent être les premiers, mais faut-il vraiment nourrir en permanence le flux quand certains désactivent les notifications sur leur téléphone ?... Quant aux pouvoirs publics, ils doivent repenser en profondeur l’éducation aux médias du CM1 jusqu’à la terminale. Il faut apprendre aux élèves à reconnaître une source, à comprendre l’usage d’une photo.

Pourquoi, enfin, puisque cela engendre du stress et de l’anxiété, ne pas imaginer une campagne publique de prévention sur le thème : « Faites attention à votre rapport à l’info », comme il y a eu « Mangez cinq fruits et légumes par jour » ?

Guénaëlle Gault : Dans une société de l’information, il faut mettre en place une hygiène mentale individuelle. Cela passe par une prise de conscience du fonctionnement du cerveau, pour arbitrer entre système 1 et système 2. Et puis il faut maintenant que les médias, et d’ailleurs tous ceux qui communiquent, intègrent que ce n’est pas ou plus parce qu’ils parleront plus fort ou tout le temps qu’ils obtiendront davantage d’attention. C’est tout le contraire.

David Medioni : Une question se pose sur les algorithmes qui favorisent le biais de négativité en mettant en avant les messages les plus haineux. Dès lors que les réseaux sociaux sont la première source d’information des Français, il faut réguler ces espaces et savoir comment sont nourris les algorithmes, afin de les modifier.

Quels formats répondent à ces excès ?

David Medioni : Dans les solutions citées spontanément par nos interlocuteurs les moins fatigués par l’info, il y a un fort intérêt pour la matinale du Monde, qui permet de choisir si l’on va lire huit articles dans la journée ou bien un seul. Avec, derrière, l’idée d’avoir un certain contrôle sur ce que l’on va ingurgiter dans la journée. On note aussi un intérêt pour votre journal le 1, les newsletters, les podcasts ou pour la chaîne YouTube HugoDécrypte. L’ambition est de retrouver une relation au public en s’extrayant de la course à l’audience et d’en finir avec le flux permanent, qui est un puits sans fond.

Guénaëlle Gault : Notre régime de vérité a changé. Pendant longtemps, les formats avaient un début et une fin et la vérité était encapsulée dans des idéologies. Aujourd’hui, nous sommes à la fois dans des formats ouverts et, de surcroît, on se demande ce qu’est la vérité, qui n’est plus définie a priori, mais est une quête incessante. Alors on clique sur un lien qui vous emmène vers un autre lien qui vous emmène vers un autre… Ça ne s’arrête jamais. En tant que philosophe, l’Anglais Bernard Williams, mort en 2003, reconnaissait qu’il ne savait pas dire ce qu’est la vérité. Mais il distinguait en revanche deux vertus cardinales, desquelles on peut s’approcher : l’exactitude et la sincérité. On tente d’objectiver, d’apporter des données, c’est d’ailleurs la base de la science. Quant à la sincérité, les gens savent la reconnaître. Le risque final, c’est que nombre de Français suspendent leur jugement. C’est un risque démocratique. On a connu le gender gap (« fossé des genres »), avec ces femmes qui ne se disaient pas à même de juger. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes expriment à leur tour ce sentiment. C’est inquiétant. C’est silencieux, invisible, mais c’est puissant.

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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