« Pas de nouvelles, bonne nouvelle » pourrait être le slogan de ces « abandonnistes de l’actu » décrits dans le rapport 2022 du Reuters Institute. Pensez : 38 % de la population des 41 pays étudiés décident de se passer d’informations. De quoi donner des sueurs froides à bien des patrons de média. D’autant que, dans le même temps, un brillant essayiste comme le Suisse Rolf Dobelli, dans son ouvrage Stop Reading the News : A Manifesto for a Happier, Calmer and Wiser Life (« Arrêtez de lire les nouvelles : un manifeste pour une vie plus heureuse, plus calme et plus sage » ; non traduit, Sceptre, 2020), explique combien il se sent mieux depuis qu’il s’est mis à la diète informationnelle. « L’actualité est à l’esprit ce que le sucre est au corps : c’est savoureux, facile à digérer, mais extrêmement nocif à long terme », écrit-il.

Facile à digérer ? Voire ! Le philosophe des sciences et physicien Étienne Klein analysait dans un entretien au média en ligne Brut de mars 2020 ce qu’il nomme une « mutation anthropologique de premier ordre » : « Autrefois, l’information était une denrée extrêmement rare, et donc l’information était précieuse ; aujourd’hui on est bombardé d’informations et je pense que notre cerveau ne peut pas toutes les gérer en même temps et doit donc pratiquer l’absence de nuance pour décider de ce à quoi il va accorder du crédit, de ce qu’il va rejeter. »

De nombreux abandonnistes de l’actu souffrent de ce qu’on appelle depuis quelques années l’« infobésité », ce phénomène observé depuis les années 1960 dans les entreprises sous le nom anglais d’information glut. « Trop d’info tue l’info », pourrait être un autre slogan dans l’air du temps.

Changer la maquette d’un journal ou lancer de nouveaux formats ne résoudra rien

Face à ce phénomène, les recettes traditionnelles des médias ne suffisent plus. Changer la maquette d’un journal ou lancer de nouveaux formats ne résoudra rien. Certains démiurges du numérique peuvent être tentés de jouer encore davantage sur les émotions des internautes (colère, attendrissement, empathie, etc.) Après tout, dans la guerre de l’attention qui se joue sous nos yeux, l’émotion est le vecteur numéro un pour fabriquer et retenir des audiences. Si l’on y ajoute quelques pincées de personnalisation de l’information à grands coups d’algorithmes, on peut tenter d’endiguer la vague de rejet qui monte depuis quelques années.

Mais l’on sent bien que ces dispositifs sont des expédients. La vraie question semble être ailleurs. Où ? Observons de plus près les raisons de la fatigue informationnelle étudiée par le Reuters Institute. On note tout d’abord la prédictibilité de l’actualité présentée (trop de Covid, trop de politique), puis la méfiance à l’égard des médias, puis l’effet stressant de toutes ces mauvaises nouvelles (pour 36 % des individus et surtout chez les jeunes) et l’impression de lassitude devant la quantité d’informations reçues et les débats sans fin. On note également que 16 % de ces « abandonnistes » déclarent que de toute façon « cette masse d’informations, je ne sais pas quoi en faire ». Cet « aquoibonisme » est un indicateur sérieux. Terrassé – ou stressé – par le flux de l’actu catastrophe mise en récit sans fin, on éteint le poste.

À partir de ce constat, on peut emprunter plusieurs voies pour essayer de redonner de la valeur à l’information. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, autant dans l’analyse d’Étienne Klein que dans celle, négative, de Rolf Dobelli. Pour qu’elle soit à nouveau attirante, l’information se doit d’avoir une valeur réelle, qu’elle donne du sens aux enjeux du monde ou qu’elle propose une valeur d’usage claire. Voici trois pistes que j’ai pu tester et qui vont dans ce sens.

1) Le journalisme dit « de solutions », tout d’abord. Apparue au début des années 2000, cette nouvelle approche journalistique a progressivement trouvé sa place. J’ai eu l’occasion en 2007 d’en tester la pertinence à Libération. À l’époque, de nombreux lecteurs du quotidien, même les fidèles, constataient que ses pages ne présentaient « que des catastrophes, des conflits, des problèmes ». Pas question pourtant, répondaient les journalistes de se mettre à traiter de l’actualité heureuse et des trains qui arrivent à l’heure. Cependant, entre l’actualité catastrophe et l’actualité heureuse pouvait exister une troisième voie, parallèle : l’info solution. Avec l’aide de l’association Reporters d’espoirs et de son rédacteur en chef d’alors, Patrick Busquet, nous lançâmes en décembre 2007 « Le Libé des solutions », un numéro spécial annuel présentant des initiatives fournissant des résultats concrets aux problèmes de logement, d’énergie, d’environnement, d’alimentation, etc. Les journalistes devaient trouver des initiatives, mesurer leur sérieux, leur impact et leur reproductibilité.

Aujourd’hui, le journalisme de solutions est sorti de sa marginalité

L’opération mettait en avant le travail d’associations et d’organismes du monde entier, les enquêtes étaient vérifiées et validées par des experts. Lancé dans le scepticisme général, « Le Libé des solutions » est devenu depuis un rendez-vous apprécié.

Aujourd’hui, le journalisme de solutions est sorti de sa marginalité ; il a sa place dans de nombreux médias locaux, notamment en France ; il est même défendu par un consortium international (Solution Journalism Network) qui fournit un cadre, des formations, des réseaux à cette discipline. Celle-ci n’a pas pour vocation de résoudre tous les problèmes des médias, mais leur apporte des sujets « impactants » et validés, des éclairages utiles. Elle dispose désormais d’une méthodologie journalistique rigoureuse et fiable qui – en temps de pandémie, par exemple – produit des « études de cas » de grande qualité.

2) La valeur de l’information peut aussi venir de sa capacité à expliquer le monde. En 2010, à Melbourne, Andrew Jaspan, ex-rédacteur en chef du quotidien The Age et de l’hebdomadaire The Observer, lance avec quelques amis universitaires le site The Conversation, qui vise à éclairer le débat citoyen avec des informations tirées des recherches d’experts de toutes les disciplines. Aujourd’hui, le réseau comprend onze sites – associations à but non lucratif ou fondations –, près de 100 000 auteurs-chercheurs dans le monde. Avec ses infolettres quotidiennes en quatre langues, il rivalise avec les audiences de The Economist ou du National Geographic.

En France, où nous avons lancé le site francophone en 2015, une centaine d’institutions universitaires et de recherche sont membres de l’association The Conversation France et quelque 8 000 enseignants-chercheurs écrivent pour le site avec l’aide de 20 journalistes professionnels employés à temps plein. La valeur de ce travail collaboratif est reconnue par des dizaines de médias en ligne qui reprennent chaque jour nos productions.

3) Enfin, la valeur d’usage d’une information peut aussi provenir de sa capacité à agir sur le réel. Cette piste est aussi vieille… qu’Albert Londres, dont les reportages au bagne de Cayenne en 1923 ont conduit à la fermeture de cette institution, par exemple. Ainsi, un média associatif comme Disclose produit-il aujourd’hui des enquêtes d’investigation qui révèlent des situations anormales, des faits condamnables dont le dévoilement conduit à des changements de réglementation ou de pratiques professionnelles. Ces enquêtes ont un impact sociétal observable ; leur utilité collective est mesurable. De même, le travail de fond entrepris par Victor Castanet sur le secteur des Ehpad en France pour son ouvrage Les Fossoyeurs a entraîné des changements de gouvernance et de pratiques dans le secteur.

L’information peut, de fait, avoir une « utilité d’intérêt collectif ». C’est autour de ce concept qu’a été lancé il y a trois ans le cercle de réflexion Information pour le monde suivant (imsprojet.org). Avec des experts de tous horizons, nous y travaillons à repérer ceux qui produisent, avec sérieux et méthode, de l’information que l’on pourrait dire « actionnable », c’est-à-dire qui conduit à s’engager et à agir.

Cette voie apporte une réponse à la question du stress informationnel – ou de l’écoanxiété – de nombreux jeunes. Face à l’immensité des enjeux décrits dans les rapports et les dossiers des médias, on peut en effet être saisi de stupeur ou d’abattement. Mais si l’on fait le travail d’enquête nécessaire pour repérer des initiatives expertisées, des pratiques validées, des alternatives prometteuses efficaces, on peut fournir aux « fatigués de l’actu » et autres « abandonnistes » de vraies pistes de réflexion, d’engagement et d’action. L’information acquiert ainsi une valeur d’usage incontestable. 

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