Pour beaucoup, l’affaire est entendue : la gauche est (enfin) morte. Ses partis et leurs appareils antédiluviens, ses leaders aux sempiternelles querelles picrocholines, ses idées désuètes d’égalité et de solidarité universelles, ses bons sentiments et ses rêves dépassés. Aux poubelles de l’histoire, les gauchistes et les anciens soixante-huitards accusés de tous les maux, coupables surtout d’avoir voulu changer le monde sans y parvenir. Exit les vieux militants communistes rendus comptables des horreurs commises par les usurpateurs en uniforme des rêves de Marx et d’Engels. Haro sur tous ceux qui, de près ou de loin, pourraient encore rêver d’une alternative à la réalité fabriquée pour eux.

En France comme dans le reste de l’Europe, la tendance est aux idées conservatrices, voire réactionnaires, et les commentaires qui proclament la fin du clivage droite-gauche annoncent en réalité, en sous-texte, la disparition définitive de la gauche – l’existence d’une droite forte et d’une extrême droite conquérante ne faisant, en revanche, de doute pour personne. Il faut reconnaître que les fossoyeurs de la gauche historique ont des arguments à faire valoir. Les partis de masse qui se revendiquaient hier de cette famille politique, à commencer par le PS, agonisent. Vides d’idées et de propositions, ils sont devenus des images creuses à force de ressasser les mêmes vieux slogans et, une fois au pouvoir, de décevoir par leur incapacité à agir sur le réel.

« L’antiracisme se heurte aux pulsions anti-immigrés ; l’ouverture culturelle s’oppose à une vision de la république intransigeante qui divise la gauche elle-même »

Dans le marigot de la défaite, alors que s’affrontent les ambitions qui émergent immanquablement dans ces périodes de crise, aucune figure ne surnage. Les militants se sont égaillés dans la nature. Une partie a rejoint Emmanuel Macron, le considérant comme le meilleur continuateur de l’action de François Hollande, l’autre Jean-Luc Mélenchon, voyant en lui le seul véritable représentant d’une opposition de gauche. De leur côté, les sympathisants se désolent, parfois se résignent en attendant des jours meilleurs. L’opinion publique est, quant à elle, largement hostile aux thématiques qui ont fait les grandes heures de la gauche française dans les années 1980. L’antiracisme se heurte aux pulsions anti-immigrés ; l’ouverture culturelle s’oppose à une vision de la république intransigeante qui divise la gauche elle-même ; le rôle de l’État fait l’objet de jugements ambivalents, entre fantasme de protection et fatalisme devant l’austérité et le management public. La gauche est en ruine comme jamais depuis un siècle.

Pour autant, la « dissolution des repères de la certitude », dont le philosophe Claude Lefort disait hier qu’elle caractérise la société démocratique, nous laisse entrevoir les idées et les thématiques qui structurent déjà, de manière imprécise, les marqueurs de la gauche de demain. Celles-ci constituent encore un ensemble épars, désordonné, inabouti, apparemment incohérent. Nul ne sait à quelle échéance, et même si elles se transformeront un jour en un programme structuré. La première d’entre elles tient à la révolte, qui touche déjà toutes les couches de la société, contre le capitalisme financiarisé. L’explosion des inégalités liée à la prise de contrôle par la finance de l’économie réelle et du capitalisme entrepreneurial fait l’objet en France d’un vif débat. Mais l’indignation contre l’inégale répartition des richesses et la volonté de voir la puissance publique réglementer un secteur que le marché a trop longtemps laissé excessivement libre constituent le premier marqueur de gauche.

Ce rejet du capitalisme financiarisé est d’autant plus prégnant qu’il est corrélé à une conscience aiguë de la crise écologique. Se diffuse chaque jour plus largement l’idée que le système économique qui régit la planète ruine ses ressources dans une course à la croissance et au profit insoutenable dans un monde marqué par la finitude, et qui voit s’épuiser un peu plus rapidement chaque année ses richesses naturelles. Le sentiment d’urgence face à la crise écologique, et l’intuition qu’une transformation du système économique et social dans son ensemble est impérative pour faire face à la destruction programmée de l’humanité par elle-même sont un puissant moteur de la critique du capitalisme, comme l’atteste la résurgence du concept de « biens communs » étendu à l’environnement. Ce diagnostic fédère déjà les partis vestiges de la gauche qui en ont fait leur ultime horizon politique. Au-delà, cette cause mobilise les jeunes générations, par nature plus concernées par l’avenir de long terme. Elle nourrit à la fois les tentatives, pour l’instant éphémères et minoritaires, d’établissement de contre-sociétés comme les ZAD, et les changements rapides de mode de vie et de consommation qui touchent l’ensemble des démocraties développées.

« Le rejet du capitalisme financiarisé est corrélé à une conscience aiguë de la crise écologique »

Un troisième marqueur tient à une certaine conception rôle de l’État, du service public et de l’organisation démocratique. Dans un pays où la puissance publique demeure le garant de la volonté générale et organise les ressorts de la solidarité à travers un système encore solide d’État-providence, en dépit d’attaques liées à la réduction des dépenses publiques, ce sujet divise. Alors que la tentation est grande d’accélérer la privatisation des structures publiques, limitant le pouvoir de l’État à des missions de régulation sans moyens, l’attachement au service public gratuit, universel et laïc demeure vif dans de larges pans de la population.

Si l’organisation d’un tel service public reste à (re)définir, elle est de plus en plus pensée pour répondre à la revendication croissante de participation de la part des citoyens, avérée dans toutes les démocraties libérales. Face à la personnalisation de la politique et au retour de formes parfois caricaturales de leaders tout-puissants,  cette aspiration vient renforcer une dénonciation des formes traditionnelles de la représentation politique. La critique des élites recoupe une demande sans précédent de plus de démocratie nourrie par les réseaux sociaux, parfois sous des formes caricaturales, voire violentes. La question de savoir ce que peut devenir cette demande a traversé l’ensemble des mobilisations des dix dernières années, d’Occupy Wall Street à Nuit debout en passant par le mouvement des Indignés, même si ce chantier demeure, comme d’autres, largement en jachère. Il s’accompagne d’une réflexion, jugée peu prioritaire par les citoyens, sur les institutions de la Ve République, perçues comme produisant en série des dirigeants illusoirement providentiels et rapidement décevants.

« La question de l’accueil des réfugiés constitue l’une des thématiques les plus fédératrices du peuple de gauche »

Un autre type de marqueurs de gauche touche aux enjeux culturels. Le combat antiraciste a muté depuis près d’une décennie en une défense de plus en plus radicale des minorités, notamment par elles-mêmes. Ce nouveau front divise les différentes sensibilités de la gauche mais mobilise la jeunesse au nom du combat pour l’égalité. Le mouvement MeToo, initié en 2017 à la suite de l’affaire Weinstein, a permis de prendre conscience de l’ampleur des violences sexistes et des discriminations envers les femmes. Un an après son lancement, son intensité ne faiblit pas. Il a engendré une transformation rapide des mentalités et pourrait permettre de nouvelles conquêtes en faveur de l’égalité démocratique, s’il s’allie à la lutte contre toutes les formes de discrimination, qu’elles soient liées à l’orientation sexuelle, au genre ou à l’origine.

À ce titre, la question de l’accueil des réfugiés, quoique largement impopulaire dans de vastes pans de l’opinion, constitue l’une des thématiques les plus fédératrices du peuple de gauche, tant elle semble relever de ses valeurs historiques : lutte contre l’injustice, solidarité, hospitalité, universalité des droits humains… D’autres combats existent, qu’on ne saurait tous développer, mais qui démontrent que les sujets pouvant accompagner le renouveau de la gauche ne manquent pas : nouvelle étape de la décentralisation visant à repenser la relation entre État et territoires, place des arts et de la culture dans la société, développement de nouvelles formes de travail et revenu universel…

« Les graines semées finiront tôt ou tard par éclore, nourrissant les forces du progressisme à venir »

On objectera qu’isolément, toutes ces questions n’appartiennent pas forcément à la philosophie de la gauche, et que d’autres familles politiques s’en sont emparées. Mais ce qui est en train d’émerger et qui pourrait structurer le renouveau de la gauche tient à une manière d’imaginer le changement. Sur le plan de la méthode, l’intersectionnalité postule que toutes ces questions doivent être pensées de manière cohérente et globale, et ne peuvent faire l’objet d’un traitement séparé. Cette réflexion implique également un changement d’échelle : il s’agit de repenser le rapport à la nation, en imaginant une nouvelle mondialisation, à l’heure où le caractère global des problèmes et leur interdépendance devient une évidence.

Comment ces réflexions peuvent-elles émerger en un ensemble structuré ? Quelles seront les idées orphelines ? Quel effet tout cela aura-t-il dans un jeu politique encore largement sclérosé ? Ces questions restent en suspens. Seule certitude : les graines semées finiront tôt ou tard par éclore, nourrissant les forces du progressisme à venir. Reste à savoir quand. 

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