– Mes chers amis, j’ai coutume de dire qu’un pays comme la France, ça ne se réforme pas. Mais ça peut faire sa révolution, en revanche. Ça, oui. 

Claude disait : sa révolution, comme une mère poule dit de son bébé qu’il va faire son caprice, ou son rototo. 

Cette affirmation, lâchée tout à la fin du dîner-débat dont il était l’invité exceptionnel – on était en train de servir les digestifs –, presque en guise de conclusion, fut accueillie par les vieilles dames et les vieux messieurs qui composaient l’assistance avec une sorte d’incrédulité, mêlée d’un peu de crainte. 

Effet de l’alcool, réaction à l’atmosphère confinée, de plus en plus lourde, de cette salle de restaurant surchauffée ? Au lieu de corriger le tir en revenant à des propos plus conformes à la décence et aux attentes de l’auditoire, Claude éprouva un irrépressible besoin de surenchère :

– Il ne s’agit pas, notez-le, d’un inoffensif constat historique. Cette affirmation est valable pour le présent. On entend souvent dire qu’une révolution serait, aujourd’hui, techniquement impossible : la société serait trop bien organisée, les institutions trop solidement assises, le système trop parfaitement verrouillé, pour pouvoir être renversés. Grave erreur d’analyse, à mon sens. 

Claude marqua un temps d’arrêt. À l’accélération des battements de paupières, au gargouillis produit par les déglutitions, devenues plus difficiles, il constata avec satisfaction que la tension était montée d’un cran dans l’assistance. Il reprit sentencieusement : 

– Sans doute l’époque où vous pouviez, avec quelques hommes motivés, prendre le contrôle du quartier général des forces armées et mettre le pays en coupe réglée est-elle, dans nos contrées, révolue. Le pouvoir, en effet, n’est plus gentiment concentré comme autrefois en un lieu unique, physiquement identifiable, qui serait, comme une bastille, à la disposition des vaillants révolutionnaires qui voudraient s’en emparer. Le coup d’État à l’ancienne, donc, a fait long feu. Mais cela ne change rien à l’essentiel. L’essentiel, le voici : de toute éternité, il n’y a de pouvoir que s’il y a des gens pour obéir. Le pouvoir, ce n’est même que cela : le fait que les gens obéissent, fassent ce qu’on leur dit de faire. Retirez cette obéissance, cette soumission, et tout s’écroule comme un château de cartes. L’organisation du pays peut être aussi sophistiquée et complexe que l’on puisse imaginer, cela ne change rien : si, à un moment donné, ceux qui le font fonctionner ne le veulent plus, c’est fini. Game over, hé hé.

Il n’était pas facile de savoir comment interpréter ce petit ricanement sec, et presque joyeux. Claude poursuivit : 

– À tout moment, aujourd’hui comme hier, les gouvernés peuvent retirer leur consentement. Mes chers amis, n’est-ce pas effrayant de penser que l’ordre social – notre propre tranquillité – est ainsi suspendu au bon vouloir, au caprice de tous ces individus dispersés et qui n’ont pas, pour la plupart, tout leur bon sens ? 

– Pardonnez-moi, monsieur le commandeur, mais tout cela me paraît bien théorique : vous les voyez, vous, les Français, retirer comme ça, tout d’un coup, tous ensemble, leur « consentement », comme vous dites ?

Tiens, ce gros monsieur satisfait fait de la résistance, pensa Claude. Les soixante-dix dernières années passées dans le confort d’une nation en paix à acheter des réfrigérateurs et des téléviseurs ont largement émoussé sa capacité à être inquiet. Mais je vais m’occuper de lui :

– Je ne vois pas ce qui s’y oppose, monsieur. Vraiment pas. Hélas. Nous avons d’ailleurs, j’ai le regret de vous en informer, des preuves expérimentales récentes de la friabilité de notre édifice social… Je vous demande de ne pas le crier sur tous les toits mais depuis quelques mois se multiplient, à tous les échelons de l’appareil d’État et de la société en général, ce que j’appellerais des défections spontanées. Ce sont des gens sans histoires, des gens normaux, des gens qui, croyez-le bien, ne brillent vraiment pas par leur originalité, mettons des sous-directeurs, des ouvriers, des coiffeuses et même des notaires, qui, tout d’un coup, passez-moi l’expression, partent complètement en vrille. Du jour au lendemain, ils cessent d’obtempérer. Ils refusent obstinément de se plier à la moindre consigne, de quelque autorité qu’elle vienne. « Vous me ferez cette note pour demain » – c’est non. « Chéri, tu veux bien tondre la pelouse ? » – c’est encore non. « Seriez-vous assez aimable pour me rendre la monnaie ? » – c’est toujours non. Ils restent sourds aux injonctions, insensibles aux menaces. Quand on les interroge, ils disent simplement, sans donner davantage d’explications, que la comédie a assez duré. À partir de là, vous en conviendrez, toutes les transgressions, toutes les violences deviennent envisageables… J’ajoute que ces gens, ces déserteurs, il faut appeler un chat un chat, ne se connaissent pas entre eux. Il n’y a pas de conjuration, en aucun cas ils ne se sont passé le mot, je suis formel sur ce point. Et pourtant, aux quatre coins du pays, ils se comportent exactement de la même manière. C’est tout à fait étonnant. 

– Mais enfin, ce n’est pas possible, il faut faire quelque chose, il faut raisonner ces gens, il y a quand même des moyens, ne restez pas là les bras ballants ! hurla une dame très digne aux cheveux violets, au bord de la crise de nerfs. 

État de nature © Tous droits réservés, Aux forges de Vulcain, 2019

 

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