Comment définiriez-vous le climat social et politique actuel ?

On assiste à une crise générale de la politique. Quand le mouvement des Gilets jaunes a fait irruption, beaucoup l’ont interprété comme le révélateur d’une crise démocratique française. Aujourd’hui, cette interprétation a volé en éclats puisque toute une série de mouvements à l’étranger ont présenté des similarités surprenantes. Avec le recul, les Gilets jaunes n’ont donc pas révélé la crise d’une démocratie libérale mais une crise de la politique, qu’elle soit autoritaire comme en Algérie ou démocratique comme au Chili, en France ou à Hong Kong. Ces protestations insurrectionnelles ont partout lieu au nom de la démocratie, au nom du pouvoir du peuple.

Pour moi, cette séquence vient boucler une décennie qui s’est ouverte sur les Printemps arabes, qui s’est prolongée avec différentes contestations du capitalisme (le mouvement Occupy Wall Street, les Indignés en Espagne, etc..) et qui vise fondamentalement à établir une démocratie réelle, à la fois politique – reposant sur la participation de tous – et sociale – améliorant le sort des pauvres, des dominés. C’est la question centrale de la décennie.

Faites-vous un lien entre la révolte des Gilets jaunes et le mouvement syndical opposé au projet de réforme sur les retraites ?

Sur le fond, les deux visent la justice sociale. Sur la forme, le mouvement contre la réforme des retraites n’aurait jamais pu avoir cette durée et cette allure s’il n’avait pas été préparé par un an de contestation des Gilets jaunes. Le gros des manifestations se situe en dehors des cortèges syndicaux et on y observe une sociologie parfois proche des manifestations hebdomadaires des Gilets jaunes. Dans ces cortèges, on constate des pratiques qui ne sont pas celles des syndicats : on fait ses propres pancartes plutôt que d’utiliser les banderoles syndicales ; on entend très peu de slogans ou alors ceux des Gilets jaunes (« On est là ! On est là ! »). Beaucoup d’actions directes symboliques sont menées par différentes professions. Ces pratiques sont en rupture avec le répertoire classique des organisations syndicales. Le mouvement des Gilets jaunes nous a fait comprendre que certaines choses que les syndicats n’imaginaient plus possibles l’étaient, par exemple se mobiliser durant les vacances de Noël, continuer un mouvement au-delà, aller interpeller directement les autorités. C’est inédit.

Qu’est-ce que cela nous apprend sur le rapport au pouvoir et à la démocratie ?

D’abord, qu’il y a un rejet fondamental des figures d’autorité, couplé paradoxalement à une reconnaissance de leur pouvoir. Car lorsqu’on va perturber une représentation théâtrale à laquelle assiste le président de la République, on lui reconnaît sa fonction en lui adressant directement des doléances. Il s’agit de bien montrer aux autorités qu’elles sont sous surveillance, qu’elles ont des comptes à rendre.

Une histoire qui remonte à la Révolution de 1789 ?

Oui, l’idée de surveillance remonte à la Révolution. C’est alors l’Assemblée nationale, plus que le Roi, que le peuple entend surveiller. Les élus du peuple, porteurs de son autorité, doivent être en permanence soumis au regard direct des citoyens.

On retrouve un thème commun que l’on peut résumer ainsi : il est démocratique qu’entre deux élections le peuple ait un droit de regard sur ce que font les représentants. C’est là que réside le divorce avec les gouvernants. Car pour Emmanuel Macron, le gouvernement représentatif ne souffre pas de surveillance populaire.

La violence symbolique qui promet au président de la République le sort de Louis XVI participe-t-elle de ce mouvement ou est-ce purement anecdotique ?

Cela participe pleinement de ce mouvement. Il s’agit de rappeler que le pouvoir ne tient que par le consentement populaire. Ce consentement n’est pas seulement accordé par l’élection ; il doit et peut être renouvelé en permanence par n’importe quelle partie du peuple. C’est le sens de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 – qui n’a jamais été appliquée – précisant que toute fraction du peuple a le droit de s’insurger en cas d’oppression. Cette logique, parfois rappelée au feutre sur le dos des Gilets jaunes, a régulièrement ponctué l’histoire de France.

On se trompe si l’on y voit quelque chose de l’ordre de la haine. Il y en a, mais il y a surtout un sentiment de légitimité de la part de ces militants et d’incompréhension face au refus des gouvernants d’écouter le peuple. Les Gilets jaunes ne demandent pas la fin des élus. Ils demandent des élus qui soient plus compétents, moins partisans, payés au salaire moyen et sous surveillance du peuple. Qu’ils n’aient pas de privilèges. Il s’agit de rappeler à l’ordre les autorités. La question est donc : de quel ordre s’agit-il ? Justement, d’un ordre démocratique.

S’agit-il d’une crise démocratique ou d’une transition ?

La démocratie est un régime en métamorphose permanente. C’est bien ce que lui reprochent ses adversaires depuis sa création. Si on lit Platon, le premier critique de la démocratie, il déplore que celle-ci soit un régime toujours changeant au sein duquel les hiérarchies sociales ne cessent de fluctuer. Ce dérèglement est propre à la démocratie – conséquence de son caractère radicalement indéterminé, pour reprendre l’expression du philosophe Claude Lefort. La démocratie – c’est là son scandale – ne se fonde sur aucune science. Non seulement les voix sont égales entre tous, mais elles n’ont pas à être motivées. Les choix reposent sur une sorte d’arbitraire intérieur dont on n’a pas à rendre compte.

Pourquoi parlez-vous d’un scandale ?

Parce que cela va contre toute théorie du bon gouvernement, laquelle est fondée soit sur le pouvoir des plus vertueux, soit sur celui des plus compétents, soit sur la proximité avec le peuple. D’où l’instabilité fondamentale de la démocratie.

Qu’est-ce qui se joue alors sur le terrain politique ?

La crise donne lieu à trois dynamiques parallèles. 1) L’apparition de nouveaux mouvements verticaux, entièrement constitués autour d’une personnalité, comme la France insoumise, En Marche et, partiellement, le Rassemblement national. 2) Le recours à des formes très diverses de gouvernements d’experts. Regardez le pouvoir pris ces dernières années par la Cour des comptes et ses rapports, le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel. Toutes ces autorités dont Pierre Rosanvallon dit qu’elles possèdent une « légitimité d’impartialité ». 3) Le surgissement du peuple, qui prend parfois des formes très éruptives, mais aussi plus banales de contestation sur les réseaux sociaux.

Quand on parle de crise démocratique, le terme de crise est-il adapté ?

Ce terme suscite des interprétations différentes. Pour certains, après une crise, il s’agit de revenir à la normale et de restaurer le pouvoir des élus ; et, pour d’autres, la crise est l’occasion d’une destruction de ce qui existait auparavant pour le remplacer par du nouveau.

Comment se situe l’opinion publique par rapport à cette séquence politique ?

Parmi les faits marquants, il y a le soutien massif aux Gilets jaunes et à la contestation en cours, qui va de pair avec une critique qui n’est ni nouvelle ni rare de tout le système des partis politiques. Aujourd’hui, l’institution dans laquelle les Français ont le moins confiance, ce sont les partis politiques. Et la défiance vis-à-vis des élites politiques est générale. D’où l’impression d’une opinion publique en faveur d’un changement radical du système. Mais le mot démocratie ayant été monopolisé par les défenseurs du gouvernement représentatif, un flou complet domine sur ce qui pourrait être une alternative.

Comment sortir de cette situation ?

La tâche primordiale est de rouvrir le mot démocratie et de casser l’assimilation entre démocratie et élection. Rappelons qu’à la fin du xviiie siècle, lorsque les pères fondateurs des républiques française et américaine ou de la monarchie parlementaire britannique souhaitaient une aristocratie élective, pas une démocratie. Il faut repenser la démocratie contre les régimes représentatifs actuels.

Quelles sont les voies nouvelles qui s’ouvrent pour la démocratie dans l’avenir ?

Je vois trois directions qui renvoient à trois définitions de la démocratie. La première est la souveraineté du peuple. Dans ce sens-là, le référendum d’initiative citoyenne, très utilisé en Suisse et aux États-Unis, apparaît comme l’une des manières de renforcer cette souveraineté. La seconde est le gouvernement du peuple, ce qui veut dire que tout ce qui concerne l’application de la loi ne peut pas être séparé du contrôle et de la participation de citoyens : cela concerne les médias, la justice et la police. Les médias, parce que c’est là que se prépare l’opinion publique. Il faut que les médias soient citoyens et ne soient pas contrôlés par les puissances d’argent. La justice, car la tentation de professionnaliser la justice conduit à l’enlever du contrôle des citoyens par la préférence donnée à des jugements confiés exclusivement à des professionnels au détriment des jurys d’assises. La police enfin, qui a été au centre des débats depuis deux ans. En France, le fait que la police soit entièrement au service du ministère de l’Intérieur et n’ait des mécanismes de contrôle qu’internes comme l’IGPN ne correspond pas aux normes démocratiques. Troisième direction, la démocratie doit être sociale : elle est le pouvoir de la plèbe, elle doit lutter contre toutes les inégalités et dominations.

Concrètement, les trois orientations que vous prônez correspondent-elles à la direction que nous prenons ?

A priori, non. D’abord parce qu’on assiste à une résistance de la conception traditionnelle d’un gouvernement représentatif comme synonyme de la démocratie. Ce qui arrange d’ailleurs bien certains régimes autoritaires qui se qualifient de démocratie sous prétexte qu’ils organisent des élections libres, comme la Russie ou l’Iran. Le risque est de voir se répandre la tentation autoritaire qui s’empare de certaines démocraties, comme en Hongrie, au Brésil ou en Inde, pays qui connaît actuellement un processus de fascisation. Quand Emmanuel Macron dit que les discours qui critiquent la démocratie représentative sont « séditieux », c’est une manière de dire qu’il n’a pas à répondre à ces discours. Or, c’est justement en s’organisant pour contester le pouvoir que l’on conjure cette menace.

Vous appelez au retour des partis ?

Oui, mais pas des partis à l’ancienne qui viseraient uniquement la prise du pouvoir ; des partis qui organiseraient la lutte contre la domination. Les mouvements féministes, les mouvements pour le climat sont des organisations de plus en plus massives et qui ne cherchent pas de manière prioritaire à prendre le pouvoir. C’est pourtant là que se joue la vitalité démocratique.  

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & VINCENT MARTIGNY

 

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