Quelle sera l’issue de l’épreuve de force engagée entre le gouvernement et le mouvement contre la réforme des retraites ? Il est difficile de le déterminer. Le tunnel des vacances scolaires ou les élections municipales peuvent désarmer les contestataires. Une forme de guerre d’usure s’est installée où aucune des forces en présence ne se résigne à perdre la face. Les protestataires sont allés trop loin pour renoncer, sauf à délégitimer le répertoire de la contestation. Les cheminots et les agents de la RATP ont payé un très lourd tribut financier. Emmanuel Macron joue quant à lui sa capacité à tenir bon, à « réformer » et fait le pari de la remobilisation de sa base électorale, modeste mais suffisante peut-être pour se hisser au second tour de l’élection présidentielle. Par les résistances mêmes qu’elle suscite, la loi sur les retraites est censée être la marque de son réformisme inébranlable aux yeux des segments les plus à droite de son électorat.

La contestation sociale est d’ores et déjà une des plus longues de la Ve République. Dix journées d’action interprofessionnelles ont été programmées depuis le 5 décembre 2019. L’aspect traditionnel du mouvement (grève reconductible dans les transports, grandes manifestations…) s’essouffle. L’élargissement attendu ne s’est pas opéré : le monde du privé, largement désyndicalisé, n’est pas entré dans la danse même si l’enrôlement des cadres de la CFE-CGC est un fait politique nouveau. Comme l’a bien montré le sociologue du syndicalisme Karel Yon, l’essor des grèves dites politiques (qui ciblent les gouvernements et leurs politiques néolibérales) s’opère sur fond de recul des grèves dites économiques, celles qui se confrontent directement aux employeurs sur des enjeux plus immédiats.

Le mouvement contre les retraites prend néanmoins des formes nouvelles (actions symboliques comme les lancers de robes des avocats, occupations, coupures de courant…) et peut rebondir. Le rapport sévère du conseil d’État qui a établi de manière cinglante l’amateurisme du gouvernement et le débat parlementaire ont ouvert une nouvelle séquence, de plus basse intensité sociale. La France insoumise joue la prolongation législative. Les vingt mille amendements déposés par le groupe présidé par Jean-Luc Mélenchon ne visent pas à coopérer à l’élaboration du texte mais à porter délibérément « au sein de l’Assemblée nationale la revendication majoritaire dans le pays ».

Autour d’un agenda de justice sociale, une forme de convergence des luttes sans réelle coagulation d’ensemble est à l’œuvre. Les divers foyers de lutte nourrissent un climat social de conflictualité multiforme : contestation de la réforme du bac et du projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) à l’université, lutte à bas bruit contre le nouveau système de l’indemnisation du chômage (les actions des saisonniers dans les stations de ski) ou poursuite de la mobilisation dans les hôpitaux publics. Des scènes inédites de violence sociale ont marqué les esprits : heurts entre forces de l’ordre et pompiers, gazage des lycéens ou présence de gendarmes pour assurer les épreuves de contrôle continu du nouveau bac…

Un nouveau cycle de conflictualité sociale

Depuis la loi travail sous le gouvernement de Manuel Valls, des mouvements très divers se sont succédé : ZAD, Nuit debout, mobilisation des cheminots contre la réforme de leur statut, opposition à Parcoursup, Gilets jaunes, marches pour le climat… Des tendances contradictoires s’observent dans la forme prise par ces mobilisations aux revendications disparates. Nuit debout et les Gilets jaunes semblaient participer d’une tendance à la désintermédiation politique : refus des organisations traditionnelles, partis comme syndicats, subversion de la délégation politique et du porte-parolat, usage de la violence. La séquence des retraites a plutôt réhabilité les modes de mobilisation classique, même si les coordinations locales ont donné une forte horizontalité au mouvement. Les syndicats qui ont largement structuré l’action collective ont restauré leur place. Philippe Martinez qui n’avait pas bien cerné le mouvement des Gilets jaunes apparaît comme le leader de la contestation. La force de la grève a repris ses droits avec comme référence celle de novembre-décembre 1995 qui avait fonctionné comme un référendum d’initiative populaire avec le soutien par procuration de l’opinion publique. La mobilisation des Gilets jaunes a montré que la lutte sociale pouvait payer (le président de la République a concédé une dizaine de milliards) mais elle reste très différente de celle qui se déploie autour des retraites.

Depuis quelques années, des groupes jusque-là assez étrangers à ces formes de protestation sociale collectives se mobilisent : classes moyennes déclassées et en apparence dépolitisées de la France périurbaine, avocats, chefs de service d’hôpitaux… Le barreau de Paris a organisé le 11 février sa première assemblée générale depuis trente ans. Les personnels hospitaliers font valoir leur mécontentement depuis un an sans qu’aucun des trois plans successifs du gouvernement ne l’atténue. Enfin, au-delà de la seule ressource du nombre, une forme de créativité nouvelle se développe dans les répertoires d’action, plus ou moins radicaux (occupation des ronds-points, refus de corriger les épreuves du bac, blocages des épreuves de contrôle continu au lycée, distribution de fleurs avec « le printemps de la psychiatrie », flash mobs…).

Malaise démocratique

Comment expliquer ce regain de conflictualité sociale alors que le diagnostic d’une dépolitisation généralisée de la société est souvent de mise ? Depuis 2015, les attaques contre le modèle social français se sont durcies. De ce point de vue, le quinquennat d’Emmanuel Macron approfondit le tournant de la politique de l’offre de François Hollande. L’agenda libéral du gouvernement s’appuie sur une large majorité politique mais ne dispose d’aucune majorité sociale et rencontre l’hostilité d’une large majorité de l’opinion publique. Cette dissonance nourrit un sentiment d’injustice démocratique et de violence institutionnelle. Avec les retraites, le pacte social français est atteint en son cœur alors que le sentiment d’injustice sociale lié au développement des inégalités s’exacerbe. Emmanuel Macron a-t-il reçu en 2017 le mandat de cette politique ? Résultat de l’agrégation de votes composites, sa victoire procédait de logiques hétérogènes. Il est donc difficile d’opposer la légitimité des urnes à celle de la rue ou de l’opinion quand la base électorale du gouvernement est si faible et que le modèle même de la démocratie représentative semble vaciller. Épris d’efficacité et de verticalité jusqu’à la morgue, le gouvernement veut passer en force et ne plus « tergiverser » dans une société qu’il perçoit comme bloquée. Il le fait d’autant plus qu’il a impression que cette opiniâtreté paie (la baisse du chômage). L’esprit participatif du « grand débat » est déjà bien loin.

Le retour de la conflictualité sociale est ainsi la marque d’un profond malaise démocratique et d’un déséquilibre des institutions de la Ve République. Exécutif omnipotent, parlement inexistant, corps intermédiaires affaiblis et contournés : le système politique se révèle incapable de produire une décision légitime, alimentant des contestations permanentes. Si la protestation sociale prospère, c’est aussi qu’elle peine à s’articuler à des débouchés politiques, largement introuvables à gauche tant ses forces sont émiettées et ses perspectives de victoire électorale improbables. La conflictualité est le paradoxal produit d’un sentiment d’impuissance politique. Les réseaux sociaux et l’ubérisation des organisations politiques et syndicales réduisent les coûts d’entrée de l’expression contestatrice mais il manque une force d’agrégation de ces rejets multiples. C’est dans la rue et pas sur la scène électorale que la lutte apparaît la plus viable et efficace contre le pouvoir en place. 

 

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