« Il me fallait de l’aventure »
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Dans le milieu populaire où je suis née, j’ai grandi entourée de femmes laborieuses. De nuques et d’échines penchées sur l’ouvrage. Le travail des femmes allait de soi. La plupart du temps, il n’était pas rémunéré. Quand ma mère et mes tantes remplissaient des paperasses, à la rubrique « profession », elles inscrivaient unanimement : « sans ». Puis elles se remettaient au travail.
Très tôt, elles m’ont évoqué les fourmis dont j’observais le manège dans le jardin familial : elles aussi, quand je me réveillais, elles étaient à l’œuvre depuis des heures, allant et venant, aveugles, industrieuses, fractionnant leurs activités selon des lois dont la logique m’échappait.
Je questionnais ma mère. Pourquoi la lessive le lundi, et le marché le samedi ? La réponse était toujours la même : « C’est comme ça, et puis je n’ai pas le temps. » Ça a achevé de me convaincre que les femmes — du moins celles qui m’entouraient — étaient la version humaine des fourmis, muettes prisonnières d’un mouvement brownien dont le seul but semblait la réparation indéfinie du microcosme où vivaient leurs maris et leurs enfants ; lesquels, de leur côté, avec la même obstination, poursuivaient un objectif rigoureusement contraire : foutre en l’air tout ce qu’elles faisaient. Salir nos vêtements dès qu’ils étaient propres, par exemple, retrouer nos chaussettes si patiemment reprisées, engloutir les repas qu’elles venaient de préparer. J’étais très douée pour ce travail de destruction. En plus du reste, je bousillais les articulations de mes poupées, dézinguais leurs poussettes miniatures, déglinguais en un rien de temps les attirails avec lesquels j’étais censée jouer à l’infirmière et à la marchande. Ou je tombais malade. Ma mère, alors, de fourmi programmée, se transformait en fourmi zigzagante. Mais elle retrouvait très vite ses repères et le cycle recommençait.
En toute logique, j’aurais dû devenir à mon tour une de ces réparatrices têtues des incessantes infirmités du monde. Mais quelque chose de très violent en moi s’y est opposé : au repassage, je me suis vite affirmée comme la reine des faux plis et, en couture, comme l’impératrice des ourlets de traviole. Quant au jardin, tout ce que ma mère m’y a fait planter a crevé. J’ai seulement brillé en cuisine et je sais pourquoi : je suis gourmande et elle m’obligeait à manger les plats que je confectionnais.
L’évidence était criante : je ne voulais pas de sa vie. Elle en a sagement pris acte. Au lieu de me seriner, comme à mes sœurs : « Quand tu seras grande, tu fonderas une famille et tu auras des enfants », elle m’a répété : « Travaille bien à l’école et tu pourras travailler dans une école. » Au cas où la subtilité du raisonnement m’aurait échappé, ma grand-mère, un matin de Noël, m’offrit un tableau noir et une boîte de craies. L’injonction fut si efficace qu’à vingt-deux ans, j’étais déjà professeur, et mieux : l’Éducation nationale, qui avait remarqué mes dons pédagogiques, me demandait de former d’autres professeurs…
Le bonheur que j’ai éprouvé à faire tourner la machine fut inouï. J’adorais mes élèves et ils me le rendaient. J’étais empathique, patiente, régulière, l’illustration même de ces « plus » que la femme, dit-on, apporte au monde du travail. La féminisation de l’univers éducatif ne m’inquiétait pas : j’y lisais le triomphe de Beauvoir, dont je me considérais comme la digne petite émule puisque j’avais réussi à fuir la fourmilière ménagère où les femmes de ma famille avaient noyé leurs vies.
Au bout de quinze ans, cependant, toute cette belle euphorie s’est volatilisée. Je me souviens très exactement où : sur l’estrade d’une classe de latin. Je faisais face au tableau où, pour la énième fois, j’avais écrit un exemple à la craie, quand je me suis entendue penser : « Je suis en train de devenir une fourmi, comme ma mère. » Et d’un seul coup, j’ai eu envie de prendre le large. Il me fallait de l’aventure, subitement, du risque, du danger, de l’imprévu, de l’espace. Autrement dit, tout ce qui définit le monde des mâles. Six mois plus tard, je quittai l’enseignement et commençai à voyager, écrire, publier.
Ma mère lisait beaucoup. J’ai pensé qu’elle se réjouirait du tournant que prenait ma vie. Au contraire, il l’a révulsée : « Ce que tu fais maintenant n’est pas un travail. Tu n’as plus d’heure et tu ne sais pas où tu vas. »
Je suis restée sans voix. Oui, elle m’avait épargné l’injonction au mariage et à la maternité, fait très rare dans les milieux populaires des années soixante et soixante-dix. Mais dans la seule ambition de faire de moi une super-fourmi ! Une femme rémunérée pour son travail, contrairement à elle ; cependant tout aussi prisonnière d’un territoire défini, d’un chemin assigné, d’une routine et d’horaires précis.
C’est de ce jour-là que je fronce le nez quand on me rebat les oreilles du merveilleux apport des femmes à la vie de l’entreprise — prudence dans la gestion, sens de l’écoute et du dialogue, constance, goût du lien, et j’en passe. D’abord parce qu’on évoque ces talents comme des qualités innées, alors que je suis persuadée qu’il s’agit d’une réplication aveugle du modèle ancestral de la fourmi réparatrice. Et ensuite, parce qu’une entreprise, à mon sens, ne vaut rien si les femmes, aussi bien que les hommes, n’ont pas le courage de faire entendre au-dessus des échines laborieuses la rebelle, allègre, créative petite musique des cigales.
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