C’était – dis-je – chose solennelle –
D’être Femme – vêtue de blanc –
Et de porter – si Dieu me pensait apte –
Son mystère immaculé –

C’était chose très simple – de laisser tomber sa vie
Dans le puits de pourpre –
Trop insondable – pour qu’elle revienne –
Avant – l’Éternité –

Je me demandais à quoi ressemblait cette félicité –
Et si elle aurait l’air aussi grande –
Quand je pourrais la prendre dans ma main –
Que lorsqu’on la voit – planant dans la brume –

Et puis – la taille de cette « petite » vie –
Ce sont les Sages – qui la disent petite –
S’enfla – comme des Horizons – dans ma chemise –
Et je ricanai – doucement – « petite » !

 

Extrait de Poésies complètes, traduction par Françoise Delphy
© Flammarion, 2009

 

Durant les deux dernières décennies de sa vie, Emily Dickinson ne sortit plus de la maison familiale du Massachusetts. Toujours vêtue de blanc, elle vivait le plus souvent recluse dans sa chambre. Quelles drôles de manières pour une Américaine de la bonne société ! Et si c’était le prix à payer pour la liberté de créer ? Dans le poème ci-dessus, elle se présente en vestale investie du mystère d’une femme. Les majuscules donnent aux mots un lustre cérémonial. Les multiples tirets, les ruptures syntaxiques figurent une pensée virevoltante au combat. Il était chose très simple, nous explique la narratrice, de « laisser tomber sa vie / dans le puits de pourpre ». La couleur est celle des cardinaux. Emily Dickinson subvertit le vocabulaire religieux pour dire son sacrifice, sa lutte métaphysique. Faut-il lire dès lors dans ces vers une profession de foi poétique ? Et dans la félicité entrevue la récompense de cette quête ? Il est des tâches secrètes qui transforment le monde. Seuls six des 1 789 poèmes retrouvés d’Emily Dickinson furent publiés de son vivant. Et les Sages – masculins – de méconnaître cette vie. La poétesse cherchait l’éternité dans le présent plutôt que dans un utopique paradis. Affrontant seule l’angoisse de la mort, elle savait que « le Cerveau – est plus vaste que le Ciel » et scrutait les réalités quotidiennes jusqu’à l’émerveillement. Tout en inventant, avec humour souvent, des formes et des images surprenantes. Comme ce souffle vital qui gonfle sensuellement sa chemise virginale. Et ce rire final, transgressif et royal. 

 

 

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