Comment définir ce qu’on appelle le suprémacisme blanc ?

Le suprémacisme est l’idée de la supériorité culturelle ou génétique d’un groupe humain, défini comme une race, sur les autres.

À quand peut-on faire remonter le suprémacisme blanc ?

Évitons l’erreur qui consisterait à le rattacher à la pensée des Lumières. Certains le font en lisant dans l’Encyclopédie l’article « Nègre » signé par Diderot. Hostile à l’esclavage, il décrit les Noirs comme des êtres laids mais humains, « une nouvelle espèce d’hommes », différente. Sans les réduire à l’état d’animaux, il évoque des gens étranges, qui ont « de la laine au lieu de cheveux ». Ce sont les préjugés du temps. La première occurrence du terme white supremacy se trouve sans doute chez des auteurs britanniques écrivant sur la situation aux Indes : T.S. Winn en 1824 ; Henry Bevan en 1839. En Amérique, il émerge, semble-t-il, avec un article paru en 1850 dans un journal louisianais. Ceci étant, le militant nationaliste-révolutionnaire Christian Bouchet signale à juste titre la naissance, à la même époque, de l’anglo-israélisme, fantaisie théologique qui fait des Anglo-Saxons une des dix « tribus perdues » d’Israël et les seuls juifs authentiques – ils voient en ceux restés fidèles à la Torah « la semence de Satan ». Du coup, les Anglo-Saxons deviennent le peuple élu. La filiation entre l’anglo-israélisme et les « Identity Churches » américaines des années 1980-1990 est évidente. Mais il s’agit d’un suprémacisme anglo-saxon, et non blanc.

La problématique était-elle similaire à celle de l’apartheid en Afrique du Sud ?

Avant l’apartheid (1948), le suprémacisme blanc sud-africain était consubstantiel au calvinisme afrikaner. Il s’agit du cas le plus abouti d’une doctrine d’État sous-tendue par une lecture littérale de la Bible. Pour les Afrikaners, l’inégalité des races est inscrite dans la Bible, et précisément l’infériorité de la race noire, après l’épisode connu sous le nom de « malédiction de Cham ». Ils croient, eux aussi, être un peuple élu dépositaire d’une mission divine.

Les événements de Charlottesville survenus l’été dernier illustrent-ils un regain du suprémacisme blanc ?

On a cru découvrir qu’il existait aux États-Unis des groupes néonazis. Des événements comme Charlottesville, il s’en produit beaucoup chaque année et depuis longtemps en Amérique. Certains tournent très mal. Les années 1990 ont été parsemées d’actes bien plus violents. Le sommet fut atteint avec l’attentat d’Oklahoma City, le 19 avril 1995 – 168 morts, 680 blessés –, dont l’auteur, Timothy McVeigh, était proche de l’ultra-droite suprémaciste. Dans les années 1980 se sont constitués des groupes armés, dans une optique de séparation territoriale des races. L’idée était de constituer un territoire blanc, avec comme lieu de prédilection le Nord-Ouest pacifique, région peu peuplée, avec une très faible présence des Noirs, où existent des espaces naturels adaptés à l’établissement d’enclaves. Des familles de Blancs s’y sont installées, ont créé des communautés closes derrière des barbelés et des postes de garde. Leur but était de vivre entre Blancs. Un groupe, The Order, s’est financé par le vol à main armée et la contrefaçon de monnaie. Ces suprémacistes ont attaqué et tué des agents fédéraux. En effet, ils croyaient que l’État fédéral était aux mains des Juifs, qu’il était illégitime. Une autre particularité est qu’ils ont créé un christianisme identitaire, qui établit en dogme la croyance en la supériorité de la race blanche davantage que la croyance en Dieu. Finalement, leur Dieu c’est la race, et leur croyance, la supériorité de la leur.

Combien sont-ils à présent ?

Ce phénomène est difficile à chiffrer. L’État fédéral (le FBI) ne contrôle pas les radicalités comme en Allemagne, où on connaît presque à l’unité près le nombre d’adhérents des groupes néonazis. Les organisations antiracistes dressent une carte donnant le nombre des groupes répartis par États, subdivisés par sous-catégories idéologiques. Le Southern Poverty Law Center (SPLC) liste 917 groupes « haineux », dont 193 sont séparatistes noirs et environ 400 peuvent être considérés comme insistant sur la conscience raciale blanche. Le Ku Klux Klan n’est plus unifié mais éclaté en 130 chapitres locaux. Cela donne quelques dizaines de milliers d’activistes et de suiveurs. Mais là n’est pas l’essentiel.

Que voulez-vous dire ?

À la suite d’une décision rendue en 1896 par la Cour suprême, les États pouvaient pratiquer la ségrégation dès lors que Blancs et Noirs se voyaient offrir un accès « séparé mais égal » dans l’espace public. En 1954, cette jurisprudence a été renversée et, dix ans plus tard, le Civil Rights Act a mis fin en droit à toute discrimination. Malgré la reconnaissance des droits civiques et la mise en œuvre de mesures de déségrégation et d’Affirmative Action, une conscience blanche perdure aux États-Unis. Une partie de la population garde la question de l’identité au cœur de son logiciel de pensée, mais ce thème n’avait pas jusque-là de débouché politique, car il n’est pas « politiquement correct ». Ce mouvement s’est donc structuré aux marges. Il n’a pas disparu pour autant. On a dit que la population affirmant son identité blanche, c’était les rednecks du Sud et les white trash (les Blancs pauvres). Mais des intellectuels comme Samuel T. Francis ont théorisé la révolte de l’Américain moyen blanc. Selon lui, les Pères fondateurs avaient conçu l’Amérique comme une terre d’opportunité pour tous les immigrants, mais le rêve américain était pour les Blancs. Une immigration choisie en quelque sorte.

Pouvez-vous définir cette conscience blanche du Sud qui perdure ?

La Confédération a été vaincue lors de la guerre de Sécession. Ces États en ont hérité une mémoire victimaire. Depuis, le Sud a subi des mutations importantes. Avant, l’industrie du tabac y était florissante, comme le textile. C’est fini. On a vu grossir une classe de Blancs pauvres dont la marginalisation économique et la désespérance sociale ont renforcé la conscience ethnique : perdants parce que Blancs ! Chez les plus aisés, on observe le souvenir fantasmagorique d’un art de vivre du Sud qui serait le prolongement de l’art de vivre européen. La défaite aurait mis fin à une sorte de raffinement, d’âge d’or civilisationnel. N’oublions pas non plus le préjugé racial qui demeure. Les Noirs sont considérés par cette frange de la population américaine comme génétiquement inférieurs. En 1994, l’ouvrage de Charles Murray et Richard Herrnstein, The Bell Curve, a été accusé de reformuler « scientifiquement » ce sentiment de supériorité en le légitimant par une comparaison de QI entre Noirs et Blancs. Il est important, pour les tenants du suprémacisme blanc, de tenter de « démontrer » que les Noirs ont des aptitudes à la fois différentes et inférieures.

Trump encourage-t-il ces croyances ?

Trump n’est pas vertébré idéologiquement, à la différence du vice-président Mike Pence. Quand il a émergé, la National Review, bastion de l’idéologie conservatrice américaine, a considéré que Trump n’était pas son candidat. Elle était plutôt favorable à Ted Cruz. Trump prend tout ce qui passe, par opportunisme. Quand Steve Bannon l’a rejoint, l’alt-right, la « droite alternative », l’a suivi et est montée dans le wagon de la campagne dans l’espoir de faire avancer ses idées. Elle doit déchanter. Sur le mur de séparation avec le Mexique, Trump n’a pas fait grand-chose. Certes, après ses propos sur le drame de Charlottesville, il a été félicité par David Duke, un ancien responsable du KKK. Mais Duke est un personnage marginal qui a obtenu 3 % aux élections sénatoriales. C’est un antisémite et un négationniste obsessionnel, ce qui le met à l’écart. On parle de lui en dehors des États-Unis, car c’est le nazi qu’on adore haïr. Un personnage caricatural. Nous avons un problème avec le nazisme. Nous pensons toujours qu’il a une actualité, donc qu’il lui faut une incarnation. Le nazisme n’a pas d’actualité. Le racisme oui, le différentialisme oui.

Revenons à l’Europe. Peut-on rattacher le massacre commis par le terroriste norvégien Anders Breivik en 2011 au suprémacisme blanc ?

Son acte reflète le fantasme d’une Europe en voie de disparition sous les coups de boutoir de l’immigration, mais avant tout de l’islam. Son obsession était l’islam, pas la survie de la race blanche.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & VINCENT MARTIGNY

 

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