Imaginez, dans une société majoritairement noire et métissée, un groupe de Blancs qui vivraient repliés sur eux-mêmes. Quelques milliers de personnes presque toutes apparentées, dont les principales familles, regroupées dans des îlets privés et des quartiers séparés, posséderaient 52 % du foncier, 40 % de la grande distribution, 90 % de l’industrie agroalimentaire, et les principales concessions automobiles. Un univers fondé sur une hiérarchie raciale dans laquelle les Blancs seraient considérés par la majorité comme des dominants obsédés par la préservation de leur entre-soi et de la race blanche. Nous ne sommes pas dans le Sud des États-Unis dans les années 1960, mais bien en France, aujourd’hui. En Martinique, plus précisément, où les Blancs créoles, ou « békés », par leur mode de vie, témoignent des profonds stigmates que l’esclavagisme et le colonialisme ont laissés dans cette société.

Leur histoire est celle d’un groupe de trois mille personnes descendant des colons blancs européens arrivés en Martinique à partir de 1635, et dont le pouvoir acquis dans la société coloniale a été préservé des remous de l’histoire. Hayot, Despointes, Barbotteau, Viviès, Reynal, de Lucy, Aubéry : ces familles continuent de jouer un rôle majeur dans l’économie locale, et le groupe qu’elles constituent fonctionne en vase clos depuis près de quatre siècles. Distincts des « Blancs péyi » guadeloupéens largement décimés par l’invention du docteur Guillotin durant la Terreur au nom des idéaux de 1789, les békés martiniquais, sous protection britannique au moment de la Révolution française, sont jusqu’à nos jours parvenus à conserver leur influence, notamment par le maintien d’un strict séparatisme racial avec les « Antillais de couleur ». Distants du monde politique, ils occupent une place prédominante dans le milieu des affaires. Leur pouvoir s’exerce dans la discrétion, mais l’influence de leurs représentants les plus éminents – notamment dans le commerce de la banane et dans l’industrie agroalimentaire – demeure considérable, tant au niveau local que national et européen, où ils constituent un puissant lobby.

« Les békés, c’est ce qu’il y a de mieux », commentait en 1960 pour l’ORTF un parent de Bernard Hayot, propriétaire, entre autres, de la marque Carrefour aux Antilles et à La Réunion. « Ce sont les descendants des Blancs européens qui se sont reproduits en race pure dans les colonies. » Si ce genre de commentaire est devenu inconcevable en public, les békés continuent dans leur majorité à pratiquer une endogamie rigoureuse, les stratégies matrimoniales constituant la pierre angulaire de leur influence et du maintien de leur homogénéité raciale. D’où une tendance persistante à mal accepter les couples mixtes et les métissages qui viendraient mettre en danger la culture béké, qu’ils revendiquent avec fierté comme distincte tant de l’identité martiniquaise que de l’appartenance à la France. Cette situation, qui peut sembler anachronique dans des îles très largement mélangées, est rendue possible par la permanence dans la société antillaise de l’idée de race inhérente à l’esclavagisme dont elle est issue, et dans laquelle les catégories raciales ont été intériorisées par la majorité des habitants. Plusieurs analyses sociologiques récentes démontrent que les Antilles continuent de reposer sur une stratification socioraciale dans laquelle la couleur de la peau recoupe la situation sociale. En d’autres termes, être clair de peau témoigne, aux yeux de tous, d’une supériorité sociale, tandis que la noirceur est identifiée, au contraire, à l’appartenance à des catégories sociales défavorisées.

Pour autant, il serait erroné de parler d’une communauté béké unifiée sur le plan économique, social et politique. Il existe des différences marquées entre les békés pauvres – appelés « béké goyaves » en Martinique et « Blancs Matignon » en Guadeloupe – et les grandes familles, qui représentent à peine 10 % de la communauté béké dans son ensemble. Les hiérarchies sociales existent et se doublent de conceptions différentes, parfois antagonistes, du rapport entre les békés et les autres communautés antillaises. Bien que socialement dominants pour une partie d’entre eux, ils sont également désignés comme des boucs émissaires, dans une société où les fortes inégalités sociales génèrent des tensions promptes à réactiver l’imaginaire historique des esclaves en lutte contre leurs anciens maîtres. Soucieux d’œuvrer pour une réconciliation des communautés martiniquaises qui se regardent parfois en chiens de faïence, l’entrepreneur béké Roger de Jaham, récemment disparu, avait convaincu des centaines de membres de sa communauté de participer à la commémoration du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1998 et de dénoncer la traite négrière. Il a créé en 2007 l’association « Tous créoles » en faveur d’une unité martiniquaise, au-delà des frontières raciales, une initiative soutenue aussi bien par la famille Hayot que par des membres des différentes communautés martiniquaises.

Les temps et les mentalités évoluent, donc. Le séparatisme strict maintenu par les générations antérieures s’efface progressivement et les jeunes générations se mêlent dans leurs relations sociales aux autres Antillais. Il n’en demeure pas moins une forte conscience blanche chez les békés de Martinique. Le mélange, la « mésalliance » – le mariage avec une personne de couleur, surtout pour les femmes, garantes de la pureté raciale du groupe –, continue de constituer une faute morale pour une partie de la communauté, dont les héritiers préfèrent émigrer ou épouser des conjoints « métropolitains ». 

Difficile, à ce titre, de prédire le devenir de ces Blancs dont le pouvoir économique s’amenuise avec le temps. Leur intégration dans la société antillaise signifierait paradoxalement leur disparition en tant que groupe culturel distinct. En attendant, leur « mixophobie » les condamne à la marginalité sociale. 

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