Au début, il n’y en avait que deux : Blancs, Noirs. Les catégories du recensement américain, reflet du regard fondamental porté par la société sur elle-même, ne connurent durant un siècle pas d’autres identités individuelles. Le premier recensement, réalisé peu avant l’indépendance du pays en 1776, enregistrait seulement des Blancs et des Noirs. Et ces derniers, libres ou esclaves, ne comptaient chacun que pour « trois cinquièmes d’âme ». Quant aux Amérindiens, visiblement dénués d’âme, ils n’étaient pas recensés. Au fil des comptages décennaux, alors que les Blancs restèrent blancs, les Noirs se virent divisés, au gré des idées du temps, entre Noirs et Mulâtres (en 1850), puis en quatre catégories différentes (en 1890) : Noirs, Mulâtres, Quarterons et « Octerons ». Un seul arrière-grand-père noir vous faisait entrer d’autorité dans la catégorie des « non-Blancs », quelle que soit la couleur de votre peau. Bientôt, tous se virent de nouveau identifiés comme simples « Noirs ».

N’allez pas croire que seuls les Africains-Américains subirent ce catalogage différencié. Les idéologues du pays divisèrent également les Blancs entre Blancs d’élite et Blancs inférieurs. En 1907, les autorités fédérales adoptèrent en effet une répartition en trois groupes. En haut figuraient les Nordiques ou Teutoniques, seuls vrais « Caucasiens » dans le jargon pseudoscientifique qui s’imposa à tous. Ceux-là étaient issus des pays anglo-saxons, germaniques et scandinaves. Suivaient les Alpins, terme qui désignait – allez savoir pourquoi – les ressortissants slaves. Après eux, venaient les Méditerranéens, c’est-à-dire les Latins (et les Grecs) – les Français en faisaient partie.

On l’aura compris : aux États-Unis, la caractérisation « raciale » (qui deviendra avec le temps « ethno-raciale ») s’est progressivement affirmée comme constitutive du regard primaire porté sur l’identité de l’individu. Depuis l’année 2000, le Census Bureau (équivalent américain de l’INSEE) connaît six catégories : les Blancs, les Noirs ou Africains-Américains, les Asiatiques, les Amérindiens et Inuits, les ressortissants des îles du Pacifique et les « autres ». En réalité, il en existe une septième, en croissance numérique constante : les métis, qui revendiquent leur affiliation à deux identités ou plus selon leurs ancêtres. 

Ces catégories (et les innombrables sous-catégories associées) montrent comment a évolué, au fil des vagues d’immigration, le regard porté par les autorités du pays sur sa population. Ainsi les Chinois furent-ils recensés comme tels des années 1870 aux années 1900, pour disparaître ensuite des décomptes démographiques. Il en alla de même des Juifs d’Europe centrale dans les années 1900-1910. Mais ces évolutions conjoncturelles n’entamaient pas une réalité fondamentale : les États-Unis étaient un pays de Blancs. Des premières colonies aux années 1980, les Européens – des Blancs, donc – ont fourni sans interruption plus de 90 % des nouveaux habitants de cette terre de conquête. Et parmi eux, les « Wasp », les Blancs anglo-saxons protestants, ont constitué la majorité incontestée des élites économiques et politiques. Les années 1880-1930 marquèrent l’apogée des thèses racistes de la « suprématie blanche », ainsi que le triomphe académique de l’eugénisme visant à « l’amélioration de la race ».

Mais un bouleversement est advenu dans les années 1960. En 1964 fut adoptée la loi sur les droits civiques, qui mit juridiquement fin à la légitimité publique des thèses suprémacistes. Et l’année suivante le président démocrate Lyndon Johnson, soutenu par une forte majorité bipartisane au Congrès, signait la loi dite Hart-Celler qui abolissait les lois anti-immigrés adoptées entre 1921 et 1924. Ces dernières avaient visé à restreindre fortement l’immigration en imposant des critères ethno-raciaux pour la réserver quasi aux seuls Blancs – si possible « nordiques ». L’objectif de la loi de 1965 était, à l’inverse, d’ouvrir plus largement la porte aux immigrés, hors de tout critère ethno-racial, en vue d’assurer les intérêts socio-économiques du pays. Le président promit à ses compatriotes que ce texte n’allait pas « refaçonner la structure » de leur quotidien. Il se trompait. Un demi-siècle plus tard, plus de 60 millions d’immigrés se sont installés légalement sur le territoire américain – sans compter les 11,5 millions de clandestins qui y résident, certains depuis des décennies. Or, depuis une génération, les immigrants européens sont nettement minoritaires, puisqu’ils représentent moins de 10 % du total des arrivants. 

Longtemps, les Hispaniques d’Amérique centrale ont fourni plus de la moitié de cette nouvelle population. Depuis 2012, ce sont les Asiatiques qui pourvoient le plus gros contingent d’immigrés. Et le nombre d’Africains et de Caribéens est en hausse constante. Comme ces immigrés sont plus jeunes que la population américaine moyenne et que leur taux de fécondité est aussi supérieur, les démographes prévoient que les « Blancs seulement » (ceux qui ne s’identifient pas autrement que comme Blancs) seront minoritaires d’ici une génération. En 1960, ces Blancs représentaient près de 90 % des Américains. En 2060, si la tendance se poursuit, ils ne seront plus que 43 %. Hispaniques, Noirs, Asiatiques et métis divers seront devenus amplement majoritaires. Ils le sont d’ores et déjà dans quatre États (Californie, Texas, Nouveau Mexique et Hawaï) et dans la plupart des grandes villes des États-Unis. 

C’est sur les craintes suscitées par cette « mondialisation de l’intérieur » que Donald Trump a surfé pour se faire élire en attisant la rage des « perdants » : les classes moyennes blanches. Ambivalent, le terme de « classe moyenne » désigne parfois aux États-Unis les seuls salariés de l’industrie, mais plus souvent l’ensemble des salariés, et il inclut même les petits commerçants et artisans. Dans les faits, la majorité de ceux-ci ont vu leur niveau de vie progressivement régresser depuis les années 1980. Et les ouvriers industriels blancs, incarnation du « rêve américain » et grands bénéficiaires de la croissance des années 1940 aux années 1970, ont été les premières victimes de la financiarisation croissante de l’économie, qui les a réduits à la portion congrue. Nulle part autant qu’aux États-Unis les emplois industriels n’ont été détruits aussi massivement. Le succès de Trump est d’être parvenu à coaliser la grande tradition raciste du Sud américain – celle du « suprémacisme blanc » et du Ku Klux Klan – avec la rage montante des classes moyennes blanches paupérisées ou socialement déclassées.

Car ces dernières vivent dans la nostalgie grégaire d’un paradis perdu, celui d’une Amérique qui reconnaissait la légitimité de leur primauté et où leur vie était meilleure. Une Amérique, aussi, où les Noirs étaient supposés rester à leur place, les immigrés itou, et où les mâles étaient respectés, leurs femmes, dépendant d’eux, ne travaillant pas. Aujourd’hui, ils se sentent supplantés socialement par tous ces nouveaux venus, plus dynamiques qu’eux, plus travailleurs, plus acharnés à « réussir ». Les statistiques régulièrement diffusées par le Census Bureau et des instituts spécialisés comme le Pew Research Center sont incontestables. Si la première génération d’immigrés reste cantonnée à des positions sociales inférieures à celles de la moyenne américaine, ceux parmi leurs enfants qui suivent un cursus universitaire – et ils sont de plus en plus nombreux – réussissent ensuite mieux que les rejetons des Blancs, et ce, dès la première génération née sur le sol américain. L’accès d’un nombre croissant d’entre eux à des positions de direction dans des secteurs très divers, de la finance au high-tech, en atteste. 

C’est ce sentiment de dépossession, ce refus de voir s’effriter leur statut dominant et l’espoir tenace mais vain de le rétablir, qui motive en premier lieu ces partisans de Trump issus des classes moyennes blanches. Et c’est leur rage que le président américain attise dès qu’il le peut. En renvoyant dos à dos suprémacistes blancs nazis et antiracistes, Trump est, de facto, le premier président sorti des rails instaurés aux États-Unis par les lois sur les droits civiques adoptées il y a cinquante ans. Il incarne désormais la rage de l’homme blanc, qu’il légitime. David Duke, l’ex-Grand Sorcier du Ku Klux Klan, ne s’y est pas trompé, lorsqu’il a déclaré : « Nous sommes déterminés à restaurer notre pays, à accomplir les promesses de Donald Trump. » 

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