« Le peuple est une notion très composite »
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Que recouvre précisément la notion de « peuple » ?
Si l’on s’en tient à la définition politique du mot, c’est l’ensemble des citoyens qui constituent une nation – ce que l’on entend par « peuple français » et qui correspond au concept latin de populus. Mais il existe aussi une définition sociale et plébéienne – non plus le populus, mais la plèbe (plebs) – qui désigne la fraction la plus dominée, donc populaire, de la société. Cette ambiguïté sémantique pose des difficultés sur le plan politique.
Lesquelles ?
Dans une démocratie dotée du suffrage universel, les élus, ou ceux qui veulent le devenir, sont censés parler au nom du peuple entier. C’est ainsi que la gauche est tiraillée entre sa proximité avec les plus démunis et la nécessité, pour gagner les élections, de formuler des propositions qui emportent l’adhésion de la majorité des citoyens. Elle résout généralement cette contradiction en postulant que les classes populaires sont représentatives (et porteuses de solutions) pour le peuple français dans son ensemble.
De quand date cette bataille sémantique ?
La grande rupture s’est opérée à la fin du xviiie siècle avec l’apparition d’une nouvelle définition de la nation, vue comme le « peuple souverain ». Dans l’Ancien Régime, il n’y avait pas de peuple mais des ordres séparés. À la Révolution française, le tiers état prend le pouvoir, la bourgeoisie impose un « nous » national même si, pour ses franges les plus radicales (robespierristes, hébertistes), le peuple, ce sont les classes populaires. C’est la définition de ces derniers que reprendra ensuite le mouvement ouvrier.
Comment la gauche a-t-elle géré cette difficulté ?
Jusqu’aux débuts de la IIIe République, ce qu’on appelle la gauche, ce sont les républicains. La plupart sont issus de la bourgeoisie intellectuelle. Quand Jules Ferry parlait des paysans, composante majeure des couches populaires, il avait beaucoup de mépris pour ces ruraux qui avaient soutenu Napoléon III et qui étaient sous la domination des notables de la terre. Pour Gambetta, il y avait grosso modo deux France, celle des ruraux et celle des urbains. « Leur » peuple idéal était composé d’une petite élite d’artisans cultivés qui pouvaient se trouver en lien avec la bourgeoisie intellectuelle.
Qu’est-ce qu’a entraîné l’émergence d’une classe ouvrière industrielle ?
La création d’un mouvement socialiste qui, dans les années 1870, a opéré une rupture avec les républicains. Ces derniers, de leur côté, ont dû tenir compte de l’instauration du suffrage universel masculin et de son principe « un homme, une voix ». Ils ont donc élargi leur électorat, en se tournant notamment vers la paysannerie. C’est ainsi que la République a pu s’enraciner en France.
Comment le mouvement ouvrier est-il devenu hégémonique à gauche ?
En politique, il y a les intérêts économiques et sociaux, et il y a les combats symboliques, qui consistent à imposer des images, des représentations qui peuvent vous permettre de gagner des soutiens. Dès les premiers temps de la IIIe République, avec les débuts d’une presse de masse, s’est développée une forme de martyrologie de la classe ouvrière : la répression de la Commune de Paris et des grèves, la fusillade du 1er mai 1891 à Fourmies, les accidents du travail, les catastrophes minières… L’historienne Michelle Perrot a montré comment la figure du mineur s’est imposée dans l’opinion et a permis d’élargir le champ d’influence des socialistes et du mouvement ouvrier.
Le peuple constitue-t-il une entité homogène ?
Non, bien entendu. L’idée d’un peuple uni relève du slogan. On a évoqué les paysans, qui, jusqu’aux années 1950-1960, étaient très nombreux. On peut ajouter une autre spécificité française : l’importance des petits ateliers, de ces ouvriers travaillant à leur compte, en somme des ouvriers-patrons. Beaucoup de ces artisans et petits commerçants n’étaient pas plus riches que les ouvriers de l’industrie, mais ils n’étaient pas concernés par les revendications de salaire et de conditions de travail.
« Des franges populaires qui votent à droite ou à l’extrême droite, cela a existé quasiment à toutes les époques »
Ils ont souvent oscillé entre la gauche et la droite, ou même l’extrême droite, y compris dans les années du Front populaire. La notion de peuple est très composite, mais il est vrai que des images fortes comme l’élan du Front populaire, l’idée du Grand Soir et même l’aura de l’Union soviétique ont aggloméré autour de la classe ouvrière des composantes populaires qui n’avaient pas forcément les mêmes intérêts. Ce caractère hétérogène du peuple s’est renforcé avec la désindustrialisation entamée dans les années 1980.
La captation par l’extrême droite d’une partie de l’électorat populaire sur une longue période est-elle inédite ?
Des franges populaires qui votent à droite ou à l’extrême droite, cela a existé quasiment à toutes les époques. Pendant le Front populaire, par exemple, il n’y avait aucun unanimisme des classes populaires en faveur de la gauche. En 1938, le Parti social français (PSF) du colonel de La Rocque, une formation d’extrême droite, a compté plus d’un million d’adhérents. La gauche a reconquis un électorat populaire au sortir de la Résistance et grâce aux conquêtes sociales liées aux Trente Glorieuses, avant que tout cela s’effiloche à nouveau sous l’effet de deux phénomènes qui me paraissent inédits et structurent notre nouveau cours politique.
Lesquels ?
Dans mes travaux sur l’histoire de l’immigration, j’ai pu montrer que ce qui distingue la période actuelle, ce n’est pas le taux d’immigration – comparable à ce qu’il était en 1930 – mais la durée exceptionnellement longue d’un haut niveau de chômage et la précarisation croissante de l’emploi. Au xxe siècle, il y a eu des crises économiques mais, à chaque fois, la croissance revenait assez rapidement, ce qui n’est plus le cas à partir des années 1980. La gauche s’est cassé les dents sur cette situation : quand les revendications sociales sont satisfaites, elles entraînent une adhésion politique. Sinon, les choses deviennent compliquées.
Cette situation explique-t-elle selon vous les hauts résultats du Rassemblement national ?
Cette crise de longue durée affecte en priorité les couches populaires et les classes moyennes inférieures. Elle suscite inquiétude et angoisse chez des citoyens qui ne savent plus trop à qui se vouer. Ils ont essayé la droite, la gauche, alors certains se disent : pourquoi pas ceux qui n’ont jamais gouverné ? D’autant que le Rassemblement national s’adapte à cette conjoncture de votes très fluctuants. Lors des dernières élections, il a eu l’habileté de minimiser son discours xénophobe pour mettre en avant un discours social et récupérer la fonction tribunitienne autrefois exercée par le Parti communiste. Les électeurs qui veulent exprimer leur rejet radical d’une société qui ne leur convient pas peuvent être séduits par des partis se présentant comme « hors système ».
Quel est, selon vous, le deuxième phénomène structurant de notre situation politique ?
Mon hypothèse est que nous sommes en train de sortir d’une période historique ouverte avec les débuts de la IIIe République, qui constitua un moment tout à fait essentiel. L’idéal de ses pères fondateurs, c’était d’organiser un espace public où les citoyens pourraient se documenter, échanger des arguments rationnels afin d’être à même de choisir les décisions servant l’intérêt général. Ce n’est pas pour rien que Jules Ferry a mis en place concomitamment, en 1881-1882, les lois sur l’instruction publique et celles sur la liberté de la presse. Dans son esprit, elles formaient un tout à même d’élargir l’espace public à l’ensemble des classes sociales.
« Les fidélités politiques et idéologiques ont disparu »
C’est sur cette base que sont nés les partis politiques. Or ce système est en voie, sinon d’effondrement, en tout cas d’affaiblissement profond, et cette crise ne touche pas que la gauche. Tous les partis politiques sont confrontés à des formes de décomposition, d’émiettement, à des clivages internes… Ils ont perdu leurs liens avec des groupes sociaux clairement identifiés.
Quelles sont les conséquences de notre sortie de cet « idéal républicain » ?
Les fidélités politiques et idéologiques ont disparu. La montée d’Internet et des réseaux sociaux a certes démocratisé la parole mais, en même temps, elle l’a atomisée. Cette logique favorise des votes protestataires et la percée d’aventuriers de la politique qui jouent sur leur personnalité, le scandale, le scoop, comme a tenté de le faire Éric Zemmour.
Comment la gauche a-t-elle perdu son influence au sein des couches populaires ?
La désindustrialisation a pesé, le chômage aussi, qui marque parfois plusieurs générations d’une même famille. Les collectifs ouvriers qui jouaient un rôle décisif dans les combats de la gauche ont pratiquement disparu. La dépolitisation a gagné : il ne faut pas oublier qu’avant le vote Le Pen, le premier phénomène électoral chez les ouvriers et les employés, c’est l’abstention.
Les classes populaires sont-elles devenues réactionnaires ?
Pour répondre à cette question, il faudrait commencer par s’entendre sur la définition du mot « réactionnaire », car celle-ci ne fait plus l’unanimité, même au sein des gens qui se disent de gauche.
Comment la gauche peut-elle espérer retrouver l’adhésion des couches populaires ?
Au lieu de présenter les électeurs qui votent RN comme des racistes réactionnaires, au lieu de se diviser sur des questions identitaires, qu’elles soient religieuses, raciales ou féministes, il serait préférable que la gauche focalise son discours sur des thèmes permettant de rassembler, autour d’objectifs communs, les différentes fractions des classes populaires. L’histoire montre que la droite a toujours construit son hégémonie en plaçant au centre du jeu politico-médiatique des questions identitaires, alors que la gauche a été majoritaire quand ce sont les thèmes socio-économiques, associés aux causes humanitaires, qui se sont imposés. C’est particulièrement difficile aujourd’hui, parce que les milliardaires qui contrôlent les médias les plus puissants préfèrent alimenter les polémiques sur l’abaya plutôt que de traiter des sujets comme l’impôt sur la fortune ou les droits de succession.
Propos recueillis par PATRICE TRAPIER
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