Le vote des classes populaires est un enjeu paradoxal. Nul candidat à une élection nationale ne peut prétendre à la victoire sans le soutien d’une part importante de cet électorat mêlant ouvriers, employés et exclus sociaux. Et pourtant, l’histoire politique des quarante dernières années est celle d’une invisibilisation du vote populaire au profit des introuvables classes moyennes. Cette disparition et ses causes sont largement documentées. Orphelines du gaullisme et du communisme électoral, « trahies » par le tournant de la rigueur du Parti socialiste en 1983, les classes populaires ont été progressivement ignorées par les partis majoritaires, à gauche comme à droite. Persuadée qu’elles lui étaient acquises à jamais, la gauche a cessé de se préoccuper de cet électorat aux frontières de plus en plus difficiles à discerner depuis que le déclin de l’industrie a sonné le glas d’une classe ouvrière unifiée. La droite post-de Gaulle n’a pour sa part, jamais réellement investi dans sa conquête, tout à l’adage messianique formulé par André Malraux qu’il fallait « remplacer le prolétariat par la France », ce qui n’a pas empêché Georges Pompidou ou Jacques Chirac de se forger une image « populaire ».

Le 21 avril 2002 a mis en lumière le profit que le Front national allait pouvoir tirer de cet abandon, récupérant le vote populaire

Le 21 avril 2002 a mis en lumière le profit que le Front national allait pouvoir tirer de cet abandon, récupérant le vote populaire, jusqu’à perturber le jeu classique de l’alternance. Ce que d’aucuns espéraient être un épisode passager et malheureux était en réalité la première étape d’une reconfiguration électorale profonde. Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, sentant le danger pour l’avenir de leur famille politique, ont bien tenté d’opérer une reconquête de ce vote lors de l’élection présidentielle de 2007, et ce avec un certain succès. Mais cette campagne n’aura de suite ni à gauche ni à droite. La fameuse note publiée par le think tank social-démocrate Terra Nova formule en 2011 ce qui était déjà une réalité électorale ancienne pour le PS. En affirmant que la « classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche », elle crée une polémique et fissure la gauche, partagée entre les tenants de la gauche populaire et les « sociaux-libéraux » résignés à l’idée d’un impossible retour des ouvriers dans leur giron. À droite, le retrait de Nicolas Sarkozy de la vie politique a quasi mis un terme à l’appel au peuple dans cette famille politique.

Le premier parti de France dans l’électorat composite des classes populaires est, aujourd’hui comme hier, l’abstention

Depuis 2017, on assiste à un retour du vote populaire comme enjeu majeur, mais celui-ci est plus fragmenté que jamais. L’émergence d’Emmanuel Macron, candidat idéal des classes supérieures, a renforcé le soutien d’une partie des ouvriers de la France périphérique et du monde rural à Marine Le Pen, qui récolte 30 % du vote des ouvriers et des employés au premier tour de l’élection de 2022, et près de deux tiers de leur vote (exprimé) au second. Cela fait-il du RN le premier parti de France pour le vote populaire ? La situation est plus ambiguë. La France insoumise attire pour sa part un quart du vote populaire et a su capter une partie des quartiers et de la jeunesse. Mais elle a du mal à convaincre en dehors des grandes métropoles. Et surtout, le premier parti de France dans l’électorat composite des classes populaires est, aujourd’hui comme hier, l’abstention, qui touche un tiers des ouvriers et des employés, et est encore plus massive chez les jeunes et chez les plus pauvres. Ce phénomène n’est pas nouveau, puisqu’il existait à un niveau comparable en 2012. Il démontre la pertinence de la thèse, formulée par Daniel Gaxie dès 1978, selon laquelle un « cens caché » tient les classes populaires éloignées d’un jeu politique auquel elles ne croient plus et dont elles n’attendent plus rien. 

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