« Les petits pas et l’horizon »
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D’où vient votre engagement politique ?
Un engagement se fait, il me semble, au croisement de motifs intimes et d’une situation historique. Il faut se souvenir des années 1990 : la déprime politique, le triomphe de la pensée unique, la prétendue « fin de l’histoire », la gauche défaite, qui recule, qui renonce, qui se range au libre-échange. Et, en face, la réalité que je vois à Amiens, les délocalisations en série, Honeywell, Magneti Marelli, Yoplait, Whirlpool, les classes populaires frappées de plein fouet… et Lionel Jospin qui, en 2002, dans sa campagne, ne prononce pas le mot « ouvrier ». C’est un abandon. Eh bien, contre ce silence, politique, médiatique, je décide de les « représenter ». C’est un verbe que j’aime beaucoup, « représenter », et je m’applique à ça, depuis vingt-quatre ans, à représenter la nation, les plus invisibles de la nation. Dans mon journal, d’abord. Dans des livres, ensuite – sur le quartier nord d’Amiens, par exemple. À la radio dans l’émission Là-bas si j’y suis. À l’écran, avec Merci patron ! ou Debout les femmes ! Et je les représente, plus que jamais, à la tribune de l’Assemblée nationale. Dans mon parcours, il y a, je crois, cette continuité.
Pourquoi le journalisme s’est-il imposé à vous ?
Un autre verbe qui m’est cher, c’est « exprimer ». Littéralement : « pousser dehors ». Adolescent, j’étais plutôt dépressif, j’avais beaucoup de révolte en moi, mais je ne trouvais pas de canal pour la « pousser dehors ». C’était une souffrance. J’aurais pu me tourner vers le théâtre, la chanson, le cinéma, ou directement vers la politique, mais l’écriture me convenait mieux. Je me suis sorti de mon trou noir par l’écriture et par mes rencontres avec les autres – à travers le reportage, l’écriture du réel. D’emblée, mon journalisme n’est pas de constat, ne se veut pas « neutre », « objectif » : je voulais changer le monde… en commençant par la Picardie ! Et je me disais, évidemment avec naïveté : je vais écrire la Vérité, et alors les injustices seront réparées. Zorro du clavier. Mais, à ma stupéfaction, non ! Malgré mes enquêtes, mes dossiers, rien ne change. Je publie, par exemple, sur un accident du travail : un jeune garçon du quartier nord, Hector Loubota, d’origine congolaise, meurt écrasé sous six cents kilos de pierres sur un chantier d’insertion sur le site de l’ancienne citadelle d’Amiens. J’en révèle les causes : zéro prévention des risques, la sécurité négligée, parce que c’étaient des pauvres. Mais derrière, rien. Silence radio dans les médias locaux, omerta au conseil municipal, rien ne bouge. D’où, dès lors, ce que j’appelle un « service après-vente de l’écriture » : en plus de faire le journal, nous contactons les syndicats, des avocats, formons un comité, etc. Avec la famille, nous organisons une petite manifestation, une plaque est posée sur la Citadelle, le maire d’Amiens est condamné en première instance, relaxé en appel. Voilà comment j’en viens à, disons, une action politique.
« Il me fallait montrer la grandeur, la peine, la fierté des vies populaires. J’ai fait le choix d’aimer mon peuple, malgré tout. »
Y a-t-il des œuvres, des lectures, des films qui ont contribué à votre construction politique ?
Immensément, et la littérature n’a pas besoin d’être « engagée » pour ça. Kundera m’a construit, Dostoïevski, Balzac, Vallès, Steinbeck aussi, et comme je suis un obsessionnel, comme j’avais le temps durant ma traversée du désert, quand j’aimais un auteur, j’en lisais toutes les œuvres. J’ai connu des épiphanies. François Cavanna : assez jeune, son roman autobiographique Les Ritals a été un choc. Choc littéraire – je ne savais pas qu’on pouvait écrire comme ça, comme on parle. Choc populaire également. Mais la bascule, c’est Pierre Bourdieu, que j’ai découvert par hasard à la fac. J’ai commencé par lire La Reproduction sociale, et je n’ai rien compris ; puis La Distinction, et je n’ai rien compris non plus ; enfin, je suis tombé sur Questions de sociologie. Le dernier texte est intitulé « Le racisme de l’intelligence ». Je me souviens du moment où je l’ai lu, chez mes parents, au deuxième étage, contre le radiateur. Mes yeux se sont brouillés, et j’ignore si ce moment a duré une minute, dix minutes, ou une heure. Mais j’ai alors relu toute ma vie. De mes origines « ploucs » à mon passage à l’université, la maison de la culture d’Amiens, ma lecture de Charlie Hebdo, comment mes études me conduisaient à un certain snobisme, une forme de mépris à l’égard de ma famille, de mes oncles chasseurs, des gens qui jouent à la pétanque et qui partent en camping. Et là, à cet instant, j’ai fait un choix : le choix du peuple. Il me fallait montrer la grandeur, la peine, la fierté des vies populaires. J’ai fait le choix d’aimer mon peuple, malgré tout.
Comment aimer le peuple malgré lui, un peuple qui verse parfois dans des courants politiques aux antipodes du vôtre ?
C’est la triple peine, ça, que décrivait déjà Emmanuel Todd dans son essai de 1997, L’Illusion économique : non seulement on jette les ouvriers aux vents mauvais de la mondialisation, non seulement on les abandonne politiquement, non seulement on les méprise culturellement, mais en plus on leur colle un stigmate : extrême droite. Et ça nous donne bonne conscience : on avait bien raison de les lâcher !
À la même époque, je relis l’histoire de ma région. 1975, l’année de ma naissance, c’est le pic de la production du textile dans la Somme. En 1985, quasiment tout est liquidé. Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? La France a signé les accords multifibres, qui ont permis la délocalisation du textile, d’abord au Maroc, puis à Madagascar et en Chine. C’est un mouvement, non pas accidentel, mais voulu, délibéré. La métallurgie suivra, et l’ameublement, etc. C’est un choc d’une violence immense : la mondialisation trace, comme un fil à couper le beurre, une séparation nette entre les vainqueurs et les vaincus. Le taux de chômage des ouvriers non qualifiés est multiplié par quatre, pendant que ça stagne dans les professions intermédiaires. Et cette fracture économique va bien sûr devenir politique : les « profs » et les « prolos », les deux pôles de la gauche, se séparent. S’y ajoute un second divorce, interne aux classes populaires : entre les Blancs des campagnes et les enfants d’immigrés des quartiers. Or, ma conviction profonde, c’est que la gauche ne peut gagner qu’en rassemblant ces blocs.
« Nous sommes dans une démocratie qui se fait sans le peuple, contre le peuple. »
1789, c’est quoi ? Les petits-bourgeois, les avocats, qui représentent le tiers état à l’Assemblée. Mais c’est, dehors, le peuple de Paris qui prend la Bastille, et le peuple des campagnes qui fait la Grande Peur. Le Front populaire, ce sont les intellos qui disent non au fascisme, et les prolos qui réclament les 40 heures et les congés payés. L’originalité du Mai 68 français, c’est qu’il est à la fois étudiant et ouvrier. Le souci, c’est que ça se passe dans la rue et pas dans les urnes. Mai 81, c’est l’inverse, une jonction dans les urnes, pas dans la rue. Voilà les morceaux qu’il nous faut recoller pour gagner : entre classes populaires et intermédiaires, entre quartiers et campagnes.
Pourtant, depuis ce divorce, il y a tout de même eu des victoires de la gauche, en 1997, en 2012… Y a-t-il des leçons à en tirer ?
L’union. L’union de la gauche, à l’époque sous hégémonie socialiste. L’union, c’est une condition nécessaire mais non suffisante. On peut pas aller voir les gens en leur disant : « Regardez comme on est unis ! » C’est pas ça qui remplit leur caddie. Mais les victoires de 1997 ou de 2012, en sont-elles vraiment ? Elles s’inscrivent dans une « parenthèse libérale », ouverte en 1983, et qu’il s’agit désormais de fermer.
Voilà ce qui a changé, en
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[Dans le poste]
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« Les petits pas et l’horizon »
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