Aux jours de Grandes Fêtes on les promenait en public :
Leurs cheveux blonds tombant jusqu’aux épaules peignés, tressés,
Dans des chars tirés par des bœufs blancs, on les faisait défiler
Sous les regards du peuple, enfants portant
Les noms d’ancêtres fabuleux, Clotaire, Chilpéric,
Clovis, Théodoric, Dagobert, Childéric,
Dans les veines desquels coulait le sang royal, qu’on déclarait descendre
En ligne directe (les faits étaient quelquefois corrigés)
De dieux ou de monstres marins d’autrefois, dont la succession
Déterminait encore le bonheur des Francs, quoique devenus catholiques.
Tout le monde savait, bien sûr, que c’était un spectacle organisé.
Tout le monde savait où résidait le vrai pouvoir,
Que c’était le Maire du Palais qui avait le dernier mot,
Mais les Maires n’étaient que des évêques. (Grimoald avait essayé
De gouverner sans eux : il eut une mort prompte et violente.)
Ainsi, de l’aube au crépuscule, ils poursuivaient leur marche triomphale,
Tandis que les cors militaires assourdissaient les cieux, que les oriflammes de soie
Claquaient au vent et que les tribus extasiées poussaient des cris.
Mais quand la nuit tombait, que s’achevait leur sortie exceptionnelle,
On les réexpédiait dans leurs manoirs solitaires,
Surveillés de près jour et nuit pour éviter le danger
Qu’ils ne s’enfuient ou ne parlent trop à un étranger,
Sans rien à faire que d’apposer leur sceau sur des chartes
Qu’on ne leur avait jamais appris à lire, et fournis abondamment
De bœuf et de bière et de filles, grâce à quoi, comme on y comptait,
Ils mouraient jeunes, la plupart avant d’avoir vingt ans.
 
N’est-il pas juste de les appeler des martyrs politiques ?

 

Poésies choisies, traduit de l’anglais par Jean Lambert,1976
© Éditions Gallimard pour la traduction française © The Estate of W.H. Auden

 

Wystan H. Auden est un poète mal élevé. Il parle un peu comme vous et moi, ou bien comme Shakespeare, avec des mots ordinaires. Et ne se laisse jamais enfermer dans le rôle du prince des nuées. Il s’intéresse aux sciences, à la politique, à la religion, à l’homme dans la cité comme dans l’intimité. Et, même en public, il garde son visage privé – avec le rictus du solitaire et l’ironie désarmante de l’homme sincère. Le contraire finalement de ces rois francs mérovingiens dits fainéants, promenant leur existence de fantoches publics jusque dans leurs appartements. Quand la poésie revisite l’Histoire pour comprendre les êtres, même dans leur singularité. Et les pensées d’un roi, quand il se découvre nu, mais poursuit sa marche pathétique. Avons-nous réellement besoin aujourd’hui, comme certains le soutiennent, de monarques et de symboles ? Ou s’agit-il d’une invention de marionnettistes puissants pour mieux tirer les fils du pouvoir, au détriment de la foule ? Anglais féru de marxisme avant la Deuxième Guerre mondiale puis Américain converti à l’amour chrétien, Auden ne donne aucune solution dans ce poème de 1968. Mais sa satire du théâtre du pouvoir est, sans doute, pessimiste. En guise de morale finale contre le culte des idoles, citons donc plutôt un aphorisme de l’Argentin Antonio Porchia : « Celui qui me tient par un fil n’est pas fort ; c’est le fil qui est fort. » 

 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !