Dans un ouvrage resté célèbre sur le pouvoir et la construction de l’État moderne, Les Deux Corps du roi, paru en 1957, l’historien américain Ernst Kantorowicz avance l’idée d’une dualité du corps du monarque : un corps terrestre qui connaît la souffrance, le doute et les flétrissures du temps, et un corps spirituel, politique, sacré, immortel et immuable. Le temps passe, les systèmes politiques changent mais à observer nos présidents, cette dualité demeure, particulièrement sous la Ve République, dont on ne dira jamais assez le caractère monarchique. Les présidents de la République disposent bien de deux corps : un corps profane, privé, et un corps politique, celui de leur fonction, qui unit la communauté nationale autour de leur personne. 

Cette réalité, tous les présidents de la Ve l’ont intégrée. Ils en ont même fait un usage politique à travers une mise en scène de leur corps public et de leur corps privé, avec d’un côté des cérémonies de célébration du pouvoir présidentiel, comme les commémorations ou les fêtes nationales, et de l’autre la présentation sélective et ostentatoire d’aspects de leur vie personnelle – que ce soit leur famille, leurs animaux domestiques ou leur goût pour l’accordéon. Cette instrumentalisation des deux corps du président s’est longtemps révélée efficace : elle a permis de diversifier les messages politiques tout en garantissant une proximité avec les Français, source essentielle de la légitimité dans une démocratie d’opinion. L’équilibre était lié au fait que la frontière entre ces deux corps, même factice, était respectée aussi bien par les présidents que par ceux dont le métier les amène à commenter leurs faits et gestes.

L’influence croissante de la communication dans la vie politique et l’esprit du temps caractérisé par une demande irrépressible de transparence ont bousculé cette frontière. Ils ont conduit à une surexposition du corps privé du président, objet de fascination pour le public et d’investigation pour les journalistes, au détriment de son corps politique. 

La présidence de Nicolas Sarkozy a marqué un tournant, et la mise en scène permanente de sa vie privée par l’ancien président a rompu les digues, déjà bien érodées, qui séparaient ces deux corps. Jusqu’alors, le corps politique du président appartenait au pays, et ses paroles et ses actes étaient scrutés minutieusement par les nombreux journalistes chargés d’en expliquer le sens. La nouveauté vient aujourd’hui de ce que son corps privé lui est également dérobé par une foule vorace, avide d’en savoir toujours plus sur son intimité. On aurait pu penser que l’élection de François Hollande, le « président normal » connu pour sa pudeur, conduirait à un retour à la situation antérieure. Il n’en fut rien et rien ne lui fut épargné, de ses frasques amoureuses qui lui valurent d’être immortalisé un casque de scooter sur la tête devant l’appartement de sa maîtresse rue du Cirque (cela ne s’invente pas), jusqu’aux confidences dévastatrices de son ex-compagne publiées dans un ouvrage devenu un best-seller. 

Cette évolution vers la privatisation du corps présidentiel a été analysée à de nombreuses reprises, et de belle manière. Face à cette situation, la plainte nostalgique ou l’espoir d’un retour en arrière semblent vains, tout comme il est absurde d’espérer qu’un homme ou une femme providentiel vienne sauver le pays et mettre de l’ordre dans ce qui apparaît comme un désordre contemporain. Après tout, les démocraties anglaise et américaine se sont depuis longtemps construites sur l’absence de cette frontière entre corps privé et corps politique, avec l’idée que le second constituait un enjeu politique comme un autre. 

En France, ce que cette évolution nous dit de la fonction présidentielle et de son affaissement est plus intéressant. Elle dévoile l’un des paradoxes de notre époque : les Français en savent beaucoup plus qu’avant sur la vie intime de leur président, mais ils n’ont jamais aussi peu respecté son corps politique. La peopolisation du corps privé du président correspond à une impopularité chronique de son exercice de la fonction. Les deux éléments sont évidemment liés. De l’autre côté, il faut de plus en plus de temps à nos présidents pour prendre la mesure du corps spirituel présidentiel, son ampleur paraissant démesurée par rapport à leurs ambitions et à leur destin de modestes créatures démocratiques. 

Malgré le pouvoir encore considérable qui leur incombe, ils ne semblent plus en mesure de faire face seuls à la complexité de la situation politique, économique et culturelle du pays. À ce titre, la situation institutionnelle de la France ne paraît plus en adéquation avec le désir de participation des citoyens, le besoin de contrepouvoirs efficaces à l’action présidentielle, à commencer par le Parlement, et la demande de transparence de l’action publique. 

Ernst Kantorowicz rappelle que c’est au nom de la défense du corps spirituel de la monarchie que les puritains, en 1649, exécutèrent le roi d’Angleterre Charles Ier. Plutôt que de rêver à un nouveau de Gaulle, « un chef qui fasse le ménage », quitte à fantasmer une sortie des principes démocratiques, il est urgent de redéfinir les pouvoirs, aujourd’hui excessifs, attribués au corps politique du président et d’en modifier la nature pour l’adapter à notre époque. Et ce, avant que les Français, dans leur colère contre son impuissance, ne finissent par s’en prendre à son corps privé dans une tentative désespérée de restaurer le corps spirituel de la communauté politique. 

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