On observe à l’heure actuelle de solides avancées thérapeutiques dans le traitement de nombreuses maladies chroniques et infectieuses, mais les imaginaires sociaux relatifs aux malades bougent très peu. La maladie fait encore partie des expériences marginalisées ou marginalisantes, quel que soit le potentiel de rémission.

Ce que découvre une personne malade à travers le regard social, c’est qu’elle entre dans le monde des identités désavantagées. Elle n’est plus fiable, on n’investit plus sur elle en termes professionnels mais aussi non seulement en termes bancaires, en termes d’assurabilité, en termes sexuels, en termes affectifs ou en termes amicaux. C’est une question que nous nous sommes déjà posée avec Cynthia Fleury : existe-t-il une forme de ressentiment à l’égard des malades ? La maladie, dans le discours médical, est appréhendée par le versant du déficit, du désordre, de la désorganisation, de la pollution, de l’anarchie cellulaire, de l’altération, du dysfonctionnement, de la perte. Soit ! Mais cela ne veut pas dire que le sujet qui en est porteur doive se subjectiver dans les mêmes termes.

Les malades du Sida l’ont montré, être en colère quand on souffre, c’est une manière de protester et aussi de résister. Ce n’est pas une faiblesse, ce n’est pas une honte

Nous reproduisons dans la société, de manière voilée, une forme d’apartheid silencieux entre le monde des bien-portants, donnés comme la norme et qui ont droit de bénéficier de toutes les institutions de la vie ordinaire, et le monde des malades, lesquels perdent petit à petit l’accès à ces institutions. C’est tout à fait la définition du stigmate, qui qualifie la situation d’une personne que quelque chose disqualifie et empêche de se faire pleinement accepter par la société. Les modes de discrimination et de stigmatisation à l’égard des malades ont changé, dans la mesure où les formes de brutalité, notamment administratives, économiques et professionnelles, ont évolué et se formulent aujourd’hui de façon plus silencieuse, plus invisible et plus nocive : les malades sont invités à adopter tantôt une psychologie positive, tantôt des attitudes plus combatives, tantôt une forme de lâcher-prise et de résignation au nom du maintien du bien-être des autres.

Les malades du Sida l’ont montré, être en colère quand on souffre, c’est une manière de protester et aussi de résister. Ce n’est pas une faiblesse, ce n’est pas une honte. Exposer ses souffrances de malade doit être considéré comme un acte politique et non comme une indécence. L’indignation fait partie des passions sociales, elle fait partie des forces de résilience et elle construit du relationnel, alors que la stigmatisation conduit la personne qui en est l’objet à vivre sous des formes dégradées.

Dans les représentations sociales, l’association « cancer = mort » reste prégnante, ce qui a pour effet de stigmatiser la population de survivants

Les critères que la société nous fait intérioriser sont autant d’instruments qui nous rendent intimement sensibles à ce que les autres voient comme notre déficience de malade. Paradoxalement, on observe que, même après la rémission ou la guérison d’un cancer, ces critères intériorisés persistent. Une vie de survivant ne sera jamais plus une vie comme les autres, parce que ceux-ci et surtout le regard que la société porte sur la personne l’assignent à sa condition d’ancien malade. D’un côté, lorsqu’elle est en rémission, elle n’a quasi pas le droit de se plaindre (« Vous n’allez pas vous lamenter alors que d’autres sont morts de leur cancer ! ») et l’on attend d’elle qu’elle tienne des discours positifs et volontaires ; de l’autre, lorsqu’elle revient au travail après une longue maladie, elle se heurte à un désinvestissement organisationnel et collectif très loin de lui faciliter la tâche. Ces seules attitudes appellent une réforme de la portabilité du travail (la garantie de continuer à bénéficier de droits lorsqu’on est en arrêt ou en invalidité) et l’invention de nouveaux critères de mesure de la croissance, afin que les malades ne soient pas considérés comme des forces improductives – 10 millions de malades chroniques travaillent aujourd’hui en France !

Les malades utilisent les structures narratives et les scripts disponibles dans notre société. Dans les représentations sociales, l’association « cancer = mort » reste prégnante, ce qui a pour effet de stigmatiser la population de survivants et explique en grande partie les difficultés qu’elle rencontre lorsqu’il s’agit de reprendre une activité professionnelle. Il est ainsi significatif que, cinq ans après leur diagnostic, 25 % ont quitté leur emploi !

En 1987 est née aux États-Unis, à l’initiative de personnes concernées, la première coalition des survivants du cancer. Leur objectif était de faire reconnaître leurs droits et leurs besoins spécifiques en matière de soins, de qualité de survie, de protection sociale, de statut vis-à-vis des assurances santé. Les États-Unis comptent 17 millions de survivants du cancer et la France, 4 millions. En raison de l’importance de ces chiffres, il est possible de considérer les personnes remises d’un cancer comme une population ayant des besoins spécifiques auxquels les dispositifs de droit commun ne répondent pas. Puisque 20 % des nouveaux cas de cancer concernent des personnes en âge de travailler, il est nécessaire d’intervenir dans le monde du travail et de le faire évoluer pour lutter contre la stigmatisation et les discriminations professionnelles, qu’elles concernent le retour à l’emploi ou le maintien dans l’emploi.

Il est important de comprendre que ne pas vouloir faire de mal à autrui ne suffit pas pour ne pas lui en faire. 

Toute une part de la stigmatisation passe aussi inaperçue, tout en étant pourtant agissante. Ayant nous-même exercé comme clinicienne de l’accompagnement, nous avons découvert que les discours pouvaient différer en fonction des pathologies. Dans le cas des maladies cardiovasculaires, par exemple, on prescrit des médicaments ainsi qu’un changement des comportements, ce qui s’accompagne d’énoncés culpabilisants pour signifier aux malades qu’ils doivent perdre du poids, faire attention, modifier leur alimentation. Dans le cas de l’obésité, on les soupçonne de mentir ; dans celui des addictions, on ne leur fait pas confiance ; dans celui des troubles de santé psychique, on n’attribue pas ou peu de crédit à leur parole ; dans celui des infections sexuellement transmissibles, on les met en situation d’aveu. Ces façons de faire sont banalisées mais, de fait, elles finissent par nourrir des formes d’autostigmatisation intériorisée. Elles placent les malades dans une forme de gouvernance de soi par la honte : la personne n’ose plus parler de ses difficultés, elle finit par lâcher ses soins. Ces abandons constituent une perte de chances thérapeutiques non seulement pour le malade, mais aussi pour autrui et pour la collectivité.

En outre, il existe tout un appareil métaphorique pour désigner les pathologies (cancer, sida, etc.). Les métaphores employées pour décrire l’activité des traitements du cancer proviennent du vocabulaire militaire, et plus particulièrement de la Seconde Guerre mondiale : on « bombarde » la zone, on « déloge » l’ennemi, à tel point que la personne malade doit avoir un moral de combattant : « Il faut vous battre plus, vous devez prendre sur vous, déprimer ne sert à rien, etc. ! »

Les métaphores servant à décrire le système immunitaire relèvent, elles aussi, du champ militaire : il faut maintenir un « système de défense » élevé, faire baisser la « charge » virale, la rendre « indétectable », « frapper » vite et fort ! Le problème n’est pas le vocabulaire choisi dans les livres, mais le fait qu’on l’emploie face aux patients pour leur prescrire des états émotionnels à activer. Il est important de comprendre que ne pas vouloir faire de mal à autrui ne suffit pas pour ne pas lui en faire. Faire avancer la cause des malades nécessite que les bien-portants, donnés comme la norme, prennent conscience de leur nuisibilité naturelle à leur égard.

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