Comment la notion de « dignité » peut-elle entrer dans le champ politique ?

P.R. : De deux façons, selon moi. D’abord, le thème de la dignité, avec évidence, renouvelle le langage politique, dont le grand problème aujourd’hui est qu’il ne mord plus sur la réalité. La politique consiste à mettre des mots sur ce que vivent les gens. Le mot « dignité » fait partie, comme le mot « respect », de ceux qui donnent une nouvelle respiration au langage politique et qui entrent en résonance avec ce que sentent et vivent les gens. L’art de la résonance, c’est l’art même du politique. Si nous voulons faire reculer le populisme, nous avons besoin d’un nouveau langage, et pas simplement de nouvelles idéologies.

Ensuite, ce mot de « dignité » rentre dans ce que j’appellerais l’« esprit des libertés ». Les libertés sont définies juridiquement. Cependant, à côté de ces libertés juridiques, il faut faire sa part à l’« esprit des libertés », comme Montesquieu faisait la différence entre les lois et l’esprit des lois. La dignité définit un type de rapport entre personnes qui participe de cet esprit. Elle contribue au premier chef à enrichir les libertés, en créant autour d’elles cet esprit. Le grand apport du livre de Cynthia, La Clinique de la dignité, est d’avoir donné un contenu à ce qui ne peut être énoncé que d’une façon abstraite.

Parmi les jalons dans l’histoire de cette notion, on peut relever qu’elle est d’emblée mentionnée dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Est-ce au droit de se charger de la consolider ?

P.R. : La dignité ne peut véritablement être définie juridiquement. Mais il revient au droit de déterminer quels doivent être ses supports et ses conditions, par exemple dans les politiques sociales ou dans l’organisation d’institutions comme l’hôpital. La dignité doit être pour nous un souci. Il nous faut définir des soucis démocratiques, et des supports de la vie démocratique. J’y rangerais la notion de dignité.

« Désormais, la dignité est inséparable des questions de liberté et d’égalité »
Cynthia Fleury

Cynthia Fleury, entre votre enseignement et votre pratique clinique, où situez-vous la genèse de cette notion dans votre réflexion ?

C.F. : Je suis partie de la clinique en me posant la question non du côté du politique mais de l’« infra ». J’ai perçu la résonance intime de la revendication de dignité. La Déclaration de 1948 a donné une définition humaniste de la dignité. Seulement, depuis les années 1970, 1980, 1990, un courant singulariste, personnaliste, voire individualiste, a émergé. À une conception faisant découler « la dignité » de l’appartenance au genre humain s’en est substituée une autre, qui met en avant « ma dignité », c’est-à-dire l’idée que ma singularité dit quelque chose de la dignité et doit être reconnue universellement. C’est un tournant. La modernité a suscité une forte intériorisation de la norme de dignité – en tout cas, chez les sujets occidentaux des sociétés modernes, qui naissent avec cette évidence. Or, historiquement, ce n’en est pas une. Longtemps, l’idée que l’on se faisait de la dignité a été compatible avec une société inégalitaire ; désormais, elle est inséparable des questions de liberté et d’égalité.

« Pour faire reculer le populisme, nous avons besoin d’un nouveau langage »
Pierre Rosanvallon

Un autre point m’a intéressée : j’ai constaté que la revendication de la dignité est aujourd’hui plus forte que celle de la reconnaissance, elle l’a supplantée. La notion de reconnaissance suppose davantage un jeu interhumain, intersubjectif : j’ai besoin d’un autre sujet pour qu’il me reconnaisse. Avec la dignité, au contraire, le sujet met le doigt sur de l’inaliénable, même si c’est abstrait : je n’ai pas besoin d’un autre pour affirmer ma dignité, personne ne peut me la voler car elle me constitue irréductiblement. Pour autant, à la conquête de la dignité symbolique, la modernité a voulu adjoindre celle de la dignité dans sa matérialité, autrement dit, quand elle s’incarne dans un vécu réel : dignité des conditions de travail ou de logement, dignité des relations avec autrui ou avec son milieu naturel… C’est-à-dire une dignité en action, une construction commune, comme une fabrique collective.

Dernier point qui a retenu mon attention : la question de la pénibilité. Notre vision de la dignité, très métaphysique, très symbolique, nous avait fait oublier qu’il existe une pénibilité de la fabrique de la dignité.

Que voulez-vous dire ?

C.F. : C’est l’enseignement du courant philosophique du care (du « soin », en anglais) : il y a un fardeau du soin, toute une série de dirty works, de « tâches ingrates », derrière cette fabrique de la dignité. Les pourvoyeurs de soin sont ainsi souvent les pourvoyeurs de la dignité. Comment pouvons-nous donc mieux porter cette pénibilité dont nous bénéficions tous ?

Comment traduire ce mot de dignité dans l’univers politique ?

P.R. : Je suis d’accord avec Cynthia. Parler de la dignité, ce n’est pas simplement définir des droits, c’est mettre les mains dans le cambouis social, dans le cambouis de chaque réalité spécifique. C’est pourquoi la notion de soin, de care, qu’évoque Cynthia joue un rôle central. Idem sur son approche de la singularité : il ne suffit pas de dire que nous sommes dans une société d’individus ; nous sommes dans une société d’individus qui veulent être reconnus comme des personnes singulières. C’est très nouveau. Cette attention à la singularité redéfinit complètement les attentes sociales. La notion d’attente est très importante dans la définition d’une société : chacun n’attend pas simplement d’être un individu bien traité ; il attend de pouvoir exister et se fortifier dans sa singularité. La réponse n’est donc pas uniquement politique. Le politique doit avoir le souci de penser que cette notion touche la vie sociale et publique.

Les politiques ont-ils réagi à la parution de votre livre, Cynthia Fleury ?

C.F. : Oui, car ils sentent bien que la démonétisation du langage les pousse à se saisir de mots nouveaux afin de reconstituer de la confiance et de l’incarnation. Seulement, mon propos a surtout été attrapé par ceux qui agissent sur le terrain, ceux qui vivent et dénoncent la démultiplication des situations indignes – je pense aux directeurs d’hôpitaux, aux policiers, aux magistrats, aux agriculteurs… L’écho a été très large. La question de la pénibilité de la dignité leur parlait, l’idée que la dignité des uns se fabrique par la mise en indignité des autres. Comment s’extraire de cette logique dans une société censée être solidaire ? Cela ne passe pas forcément par une loi – on a déjà l’arsenal juridique –, mais plutôt par une réimplication des corps, au sens physique du terme, dans le jeu social, alors que notre rapport à la démocratie est très désincarné. Une situation que la modernité a renforcée. Toutes les solutions qu’elle propose pour organiser la gouvernance efficace de la cité sont l’automatisation, la division des tâches, l’hyperspécialisation. Ces choix organisent une déshumanisation. Les pourvoyeurs de dignité comme ceux du soin sont les plus vulnérables, les plus invisibilisés, les moins bien payés.

Que souhaiteriez-vous pour enrayer cette tendance ?

C.F. : Ne peut-on rétropédaler, revenir sur la définition de la liberté des modernes, qui se concentre sur l’importance de la représentation politique, sur l’importance très forte accordée à la sphère privée et sur les libertés individuelles ? Ne sommes-nous pas allés trop loin, à présent que l’incarnation de la solidarité semble fragilisée ? Ne peut-on pas imaginer la création d’un « temps citoyen », qui occuperait une partie des 35 heures ? Je rêverais d’une expérimentation in situ, avec, disons, mille citoyens et un groupe contrôle. Nous menons des réflexions majeures sur la semaine de quatre jours de travail. Les 35 heures payées ne permettraient-elles pas de dégager un temps dédié à une charge commune, la fabrique de la dignité en action, dont chacun bénéficie ? Voilà à quoi je pense : il nous faudrait réfléchir à une modélisation économique rendant possible de dégager un temps spécifique durant lequel exercer une activité consacrée au souci, au soin démocratique. Cette activité serait à penser selon les compétences de chacun, ses desiderata et les besoins de la société. Je me souviens avoir été frappée il y a quelques années, en revenant de Kigali, au Rwanda, de l’invitation faite aux familles et aux citoyens de nettoyer la ville le dernier samedi du mois. C’est la journée de l’umuganda. Nous ne tenons que par le soin. L’hyperspécialisation nous met face à des contrats sociaux peu réciproques, s’agissant de la fabrique collective de la dignité et de la liberté. Je trouverais intéressant d’investir le droit du travail pour y loger ce besoin de voir la dignité s’incarner comme activité commune.

Les accidents de vie de chacun ont une résonance dans la perception de la dignité. Comment le politique peut-il tenir compte de ces failles intimes ?

P.R. : Sous formes d’expérimentation. Une société ne peut simplement se construire dans la division des tâches, il faut qu’existent des modes d’implication et de réciprocité. Aller au-delà, dans le domaine du travail, pourrait signifier que les syndicats s’engagent afin de donner consistance à cette approche. Ou bien encore qu’il n’y a pas de droit sans implication, c’est-à-dire sans des formes de devoir. Je rappelle qu’un des premiers droits fondamentaux apparus en politique dans de nombreux pays, le droit de vote, était lié à l’obligation du vote. Il est donc important de voir comment les droits se lient à des implications. Pas simplement à la construction des personnes, mais à une manière de tricoter le tissu social. Ce thème de la dignité est central pour aborder cette vision non pas seulement instrumentale et procédurale mais élargie du politique. Cet élargissement de la chair du social me semble très important. Comme la nécessité de publier des livres qui aident certes à penser mais aussi à agir autrement dans le social et le politique. La Clinique du soin est entrée en résonance avec ce qu’attendaient et vivaient les gens. C’est un travail démocratique. Propos recueilli par ÉRIC FOTTORINO

 

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