Dans les revendications pour la dignité qui caractérisent le contexte actuel, c’est presque toujours de la dignité humaine qu’il est question. Qu’en est-il alors des êtres qui n’appartiennent pas à l’espèce humaine ? Ont-ils une dignité et, si c’est le cas, comment la définir ? Si les animaux et les plantes ont une dignité, force est de constater qu’ils ne la revendiquent pas : certains animaux font entendre leurs cris de souffrance, mais pas de cris d’indignation. Ce sont toujours les humains qui s’indignent du sort réservé aux non-humains et qui portent cette indignation dans la sphère publique. Penser l’indignité des vies non humaines est toutefois périlleux : cela implique apparemment soit de transformer de fond en comble notre vieille notion de dignité humaine, soit de l’abandonner.

Une façon simple et courante de définir la dignité humaine consiste en effet à dire qu’elle est ce qui fait que nous ne sommes pas de simples choses et plus que des animaux. Être traité dignement implique de ne pas être traité « comme un chien » ou « comme du bétail » : ne pas être mis en cage, ne pas subir de sévices cruels, etc. L’indignité humaine semble d’ailleurs précisément survenir lorsque des individus se trouvent réduits au statut de bête de somme ou d’animal de cirque, lorsqu’ils se trouvent parqués dans des camps ou dans des prisons. La question qui se pose alors assez naturellement est de savoir s’il n’est pas tout aussi indigne d’infliger ce genre de traitement à des animaux qu’à des êtres humains.

Qu’est-ce qui fait donc la valeur supérieure et exceptionnelle de l’humanité ?

Justifier une telle idée ne va cependant pas de soi. Plusieurs théoriciens ont soutenu que l’idée de dignité répondait précisément au besoin de marquer une différence avec les non-humains, au besoin de tenir compte de « la plus haute valeur » de l’espèce humaine : c’est ce qu’on appelle l’anthropocentrisme. Le respect et les droits dus à tout être humain ne seraient ainsi garantis qu’en posant un concept de dignité exclusivement humaine, c’est-à-dire excluant que des êtres qui ne sont pas humains soient tout aussi « dignes » que les humains. D’où la question à laquelle doivent répondre les théoriciens de la dignité : qu’est-ce qui fait donc la valeur supérieure et exceptionnelle de l’humanité ? Les réponses usuelles à cette question sont bien connues : la raison, le langage, l’autonomie, etc. Le problème de cette stratégie, c’est qu’elle fragilise les droits humains eux-mêmes, en risquant d’exclure de la sphère de protection qu’ils circonscrivent tous les êtres humains qui ne possèdent pas, pas entièrement ou pas toujours ces capacités dites « proprement humaines » – par exemple, les enfants ou certaines personnes porteuses de handicaps.

De ce point de vue, mieux vaudrait ne pas définir les droits humains à partir d’une notion de dignité qui risque toujours d’être trop exclusive. Ce qui fait que les humains ont des droits, y compris les plus vulnérables, ce serait donc plutôt le fait qu’ils ont des besoins, qu’ils requièrent des soins, ou qu’ils ont certaines capabilités, pour citer quelques fondements alternatifs à la notion anthropocentrique de dignité. Mais les animaux aussi ont des besoins vitaux et des capabilités. Ils peuvent souffrir, avoir une vie à eux, etc. Alors pourquoi leur refuser des droits qu’on accorde exactement sur les mêmes bases à des êtres humains ? Les leur refuser simplement parce qu’ils ne font pas partie de l’espèce humaine, sans plus de justification, prête le flanc aux accusations de « spécisme » portées par des animalistes comme Peter Singer.

Faut-il alors chercher à étendre l’idée de dignité aux non-humains, par exemple en théorisant un ensemble de « capabilités animales », comme l’a fait Martha Nussbaum ? Pour Nussbaum, tous les animaux (sensibles, précise-t-elle) ont le droit de vivre une vie pleinement épanouissante. Et la norme de cet épanouissement est propre à l’espèce considérée : les capabilités du loup ne sont pas celles de la fourmi, qui ne sont pas celles de l’orang-outan, etc. Mais comment faire alors pour définir une liste pertinente de capabilités propres aux non-humains ? Que savons-nous, au fond, des modes d’épanouissement de la fourmi ou de l’orang-outan ? Nous risquons fort de mieux reconnaître les capabilités de l’orang-outan, parce qu’il nous ressemble plus… quitte à reconduire une hiérarchie entre les formes de vie selon leur plus ou moins grande proximité avec la nôtre. On ne voit pas non plus pourquoi, selon cette conception, on devrait refuser une dignité aux plantes, puisqu’elles ont elles aussi des normes génériques d’épanouissement (avoir suffisamment d’eau, de lumière, d’espace, etc.). À moins de faire jouer un tout autre critère de considération morale, à savoir précisément la capacité à souffrir.

La question de la dignité fait apparaître des fractures entre les écologistes et les animalistes

Beaucoup de défenseurs des animaux rechignent à étendre ainsi la dignité aux non-humains de façon indifférenciée, parce qu’on risque de manquer la spécificité de la souffrance animale par rapport aux plantes ou aux écosystèmes. C’est un point important : la question de la dignité fait apparaître des fractures entre les écologistes et les animalistes, en particulier entre les défenseurs des droits des « individus » animaux et les écologistes soucieux d’une approche globale de l’intégrité des écosystèmes ou de la biosphère. De façon générale, les stratégies « extensionnistes » en matière de dignité des non-humains sont souvent peu profitables : soit parce qu’elles nous enferment dans des casuistiques fragiles, soit parce qu’elles sont impraticables.

Voilà pourquoi c’est bien plutôt la dignité humaine qu’il faut repenser. On peut la thématiser d’un point de vue pragmatique, comme une charge, une tâche à accomplir ou une fonction à exercer dans la cité. La dignité n’est pas d’abord quelque chose que l’on a, mais quelque chose à faire. Le but d’une clinique de la dignité n’est pas de justifier métaphysiquement pourquoi on a une dignité mais de donner les bons outils pour décrire la mise en œuvre d’une vie digne en commun et ce qui peut y faire obstacle.

Dans l’Anthropocène*, les humains se trouvent en effet investis d’une nouvelle charge : celle de la terre et des vivants. Toute la question est de savoir comment assumer cette charge à la fois existentielle et politique, comment être à la hauteur de cette charge sans y succomber. Cela implique autant un travail sur soi qu’un travail de réforme de la société et d’engagement civique. Les deux aspects sont indissociables. Ils font l’objet d’une clinique dans la mesure où l’enjeu est d’organiser les conditions d’un soin de la vie, et de maintenir une vigilance vis-à-vis de tout ce qui peut la miner, l’épuiser, l’asservir ou l’empêcher de s’épanouir dans des directions inattendues. 

 

* Terme employé par certains scientifiques et militants pour qualifier notre ère géologique qui se caractérise par le rôle primordial de l’action humaine sur les changements se manifestant dans les écosystèmes et à l’échelle planétaire. Cette période débute, selon les définitions, au début de la Révolution industrielle ou avec les premiers essais nucléaires.

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